Huit cœurs (PHIL)
Par un après midi d’avril nous avons fui les sommets enneigés. Dans la vallée aussi, le soleil, tel un aimant.
Je me souviens que nous nous sommes aventurés dans le lit d’un torrent encore sec. Les galets instables se dérobaient sous nos pas, tandis que les saules nains s’agrippaient au bas de nos jeans.
Plus loin, la route s’enfonçait entre deux hautes barrières de montagnes austères. C’est toi qui les trouvais austères. Moi je les aimais.
Nous avons fait halte dans une ville noire. En montagne, les villes sont facilement noires. Parce que les usines. Du moins à l’époque.
Il y avait là un vieux café. Noir. Comme la ville. Avec des tables en formica rouge. Et des ronds poisseux dessus. À cette heure nous étions les seuls clients. On nous a servi des panachés.
Il régnait là une sorte de chaleur, comme celle d’un cocon, du moins tel qu’on l’imagine. Une ambiance.
Et cette odeur indéfinissable.
Ma main s’est aventurée sur la table voisine.
Il y avait cet objet. Seul. Incongru. Oublié. Depuis quand.
Ma main s’en est emparée.
Je ne me lassais pas de l’examiner. Je la caressais. Je la portais à mon nez pour la humer. Alors me revenaient par flots des bribes de l’enfance. Et je voyais mes grands-parents, ainsi qu’un couple de leurs amis, se lancer des invectives en rigolant. Il y en avait toujours un pour tricher, je crois. Et ils ne comptaient pas les maladresses. Quant à moi, qui faisais mine de lire un illustré, je faisais collection des noms d’oiseaux.
Dans ma main elle avait le toucher lisse et vaguement collant d’une vieille toile cirée.
Au dos on déchiffrait une vieille réclame pour un apéritif oublié.
Je me demande ce qu’on avait fait du restant du jeu, les trente et une autres. Et du tapis, et des jetons.
Je retournais la carte. C’était un huit de cœur.