Il y a une pierre dans mon jardin (Sandrine)
Il y a une pierre dans mon jardin, posée au bord de la mare. On l’a mise là, il y a neuf ans, six mois, trois heures et vingt minutes. Depuis, elle fait partie du paysage. Lorsque j’observe mon petit poisson rouge qui s’ébat dans l’eau, c’est près d’elle que je me mets. Je l’ai toujours aimé ce caillou, je ne sais pas trop pourquoi : je suis du genre à tisser des liens affectifs avec les objets. J'aime à me planter près d'elle pour observer mon petit poisson rouge tout en mouvement. Quand mon poisson chatouille le reflet du rocher dans l'eau, un petit bien être et comme un rire semblent sortir de la pierre. Oui, quand on tisse des liens avec les choses, on devient parfois le jouet de sa propre imagination. Mais le plus souvent, je ressens comme une peine, un vague à l’âme, un je ne sais quoi de triste qui émane d’elle. Alors, un jour, j’ai murmuré tout bas : « ne dit-on pas ‘malheureux comme les pierres’ ».
-Et voilà, ça recommence.
Hein quoi, mais !?! Non, fichtre ! Etait-ce possible ?
-Et maintenant, vous allez embrayer sur le cœur de pierre. Je me trompe ?
-Oh, ben ça alors ! Ainsi, tu as vraiment une âme ?
- Ben oui et j’ai même un cœur, un cœur de choux à la crème d’amandes et de pistaches, mais mon petit cœur, il ne sert à pas grand chose, j’existe pour presque personne, il n’y a que le petit poisson qui vient me taquiner à l’occasion et puis…
Oh, avez-vous déjà entendu une pierre soupirer, c’est d’une tristesse à fendre les dolmens.
-Tu veux que je dépose près de toi, un autre rocher ?
-Oh, non, moi ce que je voudrais, c’est avoir un manteau de mousse qui me recouvre et me tienne chaud l’hiver. Un manteau pour moi et un matelas pour la fée qui vient parfois causer avec moi.
-Une fée ? Il y a une fée dans mon jardin ?
-Oh, oui, une toute mignonne, avec des ailes en chiffon et une robe en papier. Elle aime bien ma conversation, mais elle reste toujours un trop bref instant. Elle ne peut pas se poser sur mes arrêtes saillantes. Vous comprenez ? Ses petites ailes toutes molles ne la supportent pas bien longtemps et quand elle se pose à terre, je ne l’entends plus : j’ai les oreilles sur le dessus du caillou et sa voix est toute petite. J’attends, j’attends et ça fait bientôt dix ans que je me prive de mon plus grand bonheur : rouler. La nuit quand toutes les pierres du jardin se mettent à faire des pirouettes et des cavalcades, je reste stoïque et je ne bouge pas d’un quartz. Comme ça, un jour, j’amasserai la mousse et elle viendra se poser et converser sur moi…
La patience est une grande qualité presque toujours récompensée, mais des fois, les choses parviennent trop tard, l’avez-vous remarqué ? Alors, pour éviter que pareil drame n’arrive, j’ai arpenté tous les coins de mon jardin pour récolter de quoi coudre une parure moussue et l’enfiler à ma petite pierre, en prenant bien soin de ne pas recouvrir les oreilles au dessus. La pierre a frissonné de joie.
Depuis ce temps là, la fée vient prendre sa rosée du matin et discuter avec son ami le rocher. On entend les murmures de leurs voix s’élever parfois jusqu’à la tombée de la nuit et quand elle part, la petite pierre chante pour accompagner son vol et rester avec elle, encore un instant…