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Le défi du samedi
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14 février 2009

Charles Bourraing (tiniak)

Charles Bourraing, employé zélé des P&T riait sous cape, seul dans le bureau de poste devant la rangée de casiers d’où il puiserait sa tournée du lendemain. Le nez penché sur un dernier paquet de missives de particuliers, il gloussait savourant par avance les commentaires qu’il recueillerait bientôt en commençant par le bistrot de Dudule, patron bonasse et franchouillard comme son surnom l’indique.

Eclairé de sa seule lanterne d’appoint, Le Charlot laissa s’échapper un nuage de vapeur avant de poursuivre son œuvre au moyen du fer à repasser de sa défunte mère. Il se félicitait intérieurement de sa dextérité : Charles Bourraing décollait les enveloppes comme pas deux. Dans deux jours, ce serait la Saint Valentin, patron des cœurs amoureux. Et le bougre était seul maître à bord, cupidon bardé de bleu et de jaune, redistribuant les cartes du bonheur courbé sur son pupitre, flottant dans le secret des dieux.

Enfant malingre, souffre-douleur de ses congénères à la communale, fils unique d’une fille-mère qu’on disait avoir été engrossée par un Prussien, jamais marié, soupçonné d’être toujours puceau, Le Charlot n’avait obtenu le respect forcé de la communauté villageoise qu’en passant brillamment le concours administratif qui lui valut d’officier en qualité de receveur des postes, cumulant depuis le remembrement la fonction de facteur local.

Or Charles Bourraing était bel et bien amoureux, depuis trois ans déjà, de la fille d’une sommité reconnue dans le canton. Il lui avait fait une cour aussi secrètement assidue que véritable et sincère, et depuis hier, elle s’était rendue à cette évidence : elle ne trouverait pas mieux. La moustache du Charlot frémissait encore des douceurs que lui avait naguère accordées sa dulcinée.

Le lendemain, il acheva sa tournée comme à l’accoutumée à 12h45, au comptoir de Dudule en déposant un paquet pour la patronne.

« - T’es bien sûr que c’est pour Hortense, ce bidule-là ? inquisita le bistrot, tandis que ses mains ne savaient quelle position donner au-dit paquet sur son zinc.

« - Adresse, destinataire et cachet de la poste faisant foi, je réponds : oui, triompha le facteur. »

Le sourcil logé haut dans le front du patron trahissait son étonnement devant tant d’assurance, un rien goguenarde même, lui avait-il semblé.

Tout démarra avec la remarque, lâchée comme un revers de fond de court, par l’Anicet déjà passablement entamé à l’anis (d’où il tirait pour partie son nom de baptême populaire) :

« - Eh Dudule ! ′gade voir des fois que ça soye pas un jambon ou un énoooorme sauciflard… ça ferait bien notre affaire à c’t’heure, railla l’embrumé en distribuant des œillades à ses partenaires de coinche. »

Au début de l’été dernier, on avait murmuré que la Hortense à Dudule et le commis boucher s’étaient éclipsés un joli bout de temps durant les feux de la Saint-Jean. On murmura un peu fort, d’ailleurs. Le commis boucher en fut d’une escalope plaquée sur son œil au beurre noir.

Saluant distraitement le coiffeur qui prenait place à son guéridon habituel, Dudule renifla le paquet et, tournant les talons, fila vers la cour intérieure au bout de laquelle il avait son meublé. Il claqua la porte derrière lui en beuglant : « Horteeense ! Horteeen-seu ! »

On s’attendait à ce que le coiffeur, homme précieux, s’offusquât à sa façon de ce qu’on ne l’ait point accueilli avec son cognac.

Mais l’homme avait planté son regard juste en dessous de la toile d’araignée de la baie vitrée. A croire qu’il dévorait des yeux Madame Veuve Besnière, sextuagénaire qui se chauffait l’arthrite au timide soleil de mai inondant la chaise longue dépliée au bout de sa terrasse.

L’Anicet ne résista pas longtemps à l’envie de remettre le couvert et commença par siffloter une mélodie aussi sirupeuse et surannée que bien connue de tous pour avoir en son temps imprégné nombre d’amours secrètes. Comme il allait se mettre à railler le doux rêveur, Le Charlot abattit alors sa dernière carte, son chef-d’œuvre pour ainsi dire :

« - Tenez Bouzigues, pensant bien vous trouver là et vu le caractère impérieux de ce courrier, je vous le remets en main propre… C’est un recommandé… ′faut signer là, pérora le préposé. »

L’Anicet s’interrompit aussi sec, craignant un nouveau courrier d’huissiers, il se dirigea prestement vers le zinc. Quand il découvrit qu’il s’agissait de tout autre chose.

« - Ben, c’est pas pour moi, c’est pour ma Lolotte ! réproba-t-il.

« - Je le sais bien, dit le facteur ; puis il ajouta en clignant de l’œil, mais on est entre nous… Je te la remets donc. »

L’Anicet alla se placer dans la lumière de la baie vitrée, décacheta l’enveloppe, lut son contenu et réduisit le papier dans son poing, le regard affolé. Il happait l’air comme un poisson qui suffoque. Soudain, il se rua au-dehors en jurant et blasphémant tout ce qu’il savait, ponctuant ses interjections de « salope ! » retentissants.

Les clients du bar en restèrent interdits.

De la cour intérieure, traversant le silence devenu pesant, parvenait les bruits d’une fameuse dispute entre le Dudule et son Hortense qui braillait des « méchteujuuure » à fendre l’âme.

C’est le moment que Le Charlot choisit pour faire à rebours le parcours de sa tournée dévastatrice.

Il croisa d’abord la silhouette soucieuse de Monsieur Le Maire qui tournait vers le sol poussiéreux sa mine des jours de grande crue. Il filait vers la Mairie où sa fille occupait le poste de secrétaire-adjointe.

Dans la Montée des Tanneries, il vit atterrir au milieu de la rue un pot de chambre, suivi d’une paire de bottes, suivie de la veste de cuir du grand Gégé – lequel ne rentrerait que tard dans la soirée, ce jour-là. Depuis l’étage d’où provenaient les éléments disparates de ce ballet aérien, aucun son… une rage sourde était à l’œuvre.

Le facteur faillit pouffer en rendant son salut au Capitaine (« de mes deux ! ») qui se tenait au portail de Mademoiselle Jehanne, institutrice retraitée, dame patronnesse et présidente du comité des Fêtes.

Son œil avisé crut bien reconnaître son ennemi de toujours, Le Michou, dont la silhouette piétinait nerveusement sous les fenêtres du Beau Georges, dans l’ombre de la ruelle qui flanquait sa petite maison. La roue d’un vélo de femme massacré achevait en couinant les derniers tours sur son axe rompu.

La voiture du docteur Dubonc le dépassa en trombe, filant vers la sortie du village sur la route de l’est.

Lui-même, Charles Bourraing, parvenu à cette extrémité, chevaucha enfin sa pétrolette réglementaire et la lança, pétaradante, vers le domaine de sa dulcinée.


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Commentaires
J
Un facteur qui 'bat' litteralement le fer!
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C
Je me suis un peu perdue (dans le "pas assez" ?) mais ce n'est pas désagréable. :-)
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M
Il est où ce village qu'on l'évite !
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T
wwoooOulla, les amis! quel accueil...<br /> en résumé, je dirai que ce bon vieux Joe a vu juste : c'est Jour de Fête, ici.<br /> <br /> @Papistache : c'est dans le "pas assez", oui, que je fais toute sa place au lecteur...<br /> <br /> @Joye : va voir chez Joe K. des fois que shiva aurait une doudoune à huit bras à nous refiler...<br /> <br /> @goo-goo-g'joob : nan nan, ça m'va dans c't'ordre là<br /> <br /> @Joe K. : bon, "ça fait pas un pli" on a été pisser de rire sur les mêmes bancs de l'Ecole Du-<br /> <br /> @valérie : ben vu que sa femme est une... mais sinon, ça prend bien aussi avec de la crème fraîche (sauf que c'est le trottoir d'en face)<br /> <br /> @MAP : tu produis ?<br /> <br /> @violette-au-ciel : ça reste quand même un Facteur Cheval...<br /> <br /> @poupoune : tout ça n'vaut paaaaas...
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P
Bel univers rempli de personnages aux trognes familières. C'est trop ou pas assez dit. On voudrait remonter encore aux racines de la haine pour savourer le fiel de la vengeance.
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J
Je m'enroule dans la doudoune de ton débit, tiniak.<br /> Tes mots sont comme un sortilège, leur sonorité me fascine. Je m'y perds dedans.
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W
Quel facteur de merde ce fouteur !<br /> ou l'inverse...
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J
On pense à Clochemerle de Gabriel Chevallier, à Uranus de Marcel Aymé et puis on entend une hyène Gotlibienne qui émet des "gniak gniak" et on sait qu'on est chez Tiniak ! C'est donc jour de fête !
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V
Oh c'est un peu triste, au fond, de se venger...<br /> Quel désordre! Que de règlements de comptes au village! le boucher va en vendre, des escalopes!
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M
Ah il faut le "fer" pour repasser le courrier d'enveloppe en enveloppe !!!<br /> On pourrait en faire un film, on voit très bien les personnages !
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V
et dire que j'ai attendu la dernière ligne pour constater que C. Bourraing, non, ne "roule" pas à cheval!!!!!heureusement c'est un bel écrit!
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P
La vengeance du facteur mal-aimé.. J'adore la "mine des jours de grande crue" du maire, entre autres bons mots et images truculentes...
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