Charles Bourraing (tiniak)
Charles Bourraing, employé zélé des P&T riait sous
cape, seul dans le bureau de poste devant la rangée de casiers d’où il
puiserait sa tournée du lendemain. Le nez penché sur un dernier paquet de
missives de particuliers, il gloussait savourant par avance les commentaires
qu’il recueillerait bientôt en commençant par le bistrot de Dudule, patron
bonasse et franchouillard comme son surnom l’indique.
Eclairé de sa seule lanterne d’appoint, Le Charlot laissa
s’échapper un nuage de vapeur avant de poursuivre son œuvre au moyen du fer à
repasser de sa défunte mère. Il se félicitait intérieurement de sa
dextérité : Charles Bourraing décollait les enveloppes comme pas deux.
Dans deux jours, ce serait la Saint Valentin, patron des cœurs amoureux. Et le
bougre était seul maître à bord, cupidon bardé de bleu et de jaune,
redistribuant les cartes du bonheur courbé sur son pupitre, flottant dans le
secret des dieux.
Enfant malingre, souffre-douleur de ses congénères à la
communale, fils unique d’une fille-mère qu’on disait avoir été engrossée par un
Prussien, jamais marié, soupçonné d’être toujours puceau, Le Charlot n’avait
obtenu le respect forcé de la communauté villageoise qu’en passant brillamment
le concours administratif qui lui valut d’officier en qualité de receveur des
postes, cumulant depuis le remembrement la fonction de facteur local.
Or Charles Bourraing était bel et bien amoureux, depuis
trois ans déjà, de la fille d’une sommité reconnue dans le canton. Il lui avait
fait une cour aussi secrètement assidue que véritable et sincère, et depuis
hier, elle s’était rendue à cette évidence : elle ne trouverait pas mieux.
La moustache du Charlot frémissait encore des douceurs que lui avait naguère accordées
sa dulcinée.
Le lendemain, il acheva sa tournée comme à l’accoutumée à
12h45, au comptoir de Dudule en déposant un paquet pour la patronne.
« - T’es bien sûr que c’est pour Hortense, ce
bidule-là ? inquisita le bistrot, tandis que ses mains ne savaient quelle
position donner au-dit paquet sur son zinc.
« - Adresse, destinataire et cachet de la poste
faisant foi, je réponds : oui, triompha le facteur. »
Le sourcil logé haut dans le front du patron trahissait
son étonnement devant tant d’assurance, un rien goguenarde même, lui avait-il
semblé.
Tout
démarra avec la remarque, lâchée comme un revers de fond de court, par l’Anicet
déjà passablement entamé à l’anis (d’où il tirait pour partie son nom de
baptême populaire) :
« - Eh Dudule ! ′gade voir des fois que ça soye
pas un jambon ou un énoooorme sauciflard… ça ferait bien notre affaire à
c’t’heure, railla l’embrumé en distribuant des œillades à ses partenaires de
coinche. »
Au début de l’été dernier, on avait murmuré que la
Hortense à Dudule et le commis boucher s’étaient éclipsés un joli bout de temps
durant les feux de la Saint-Jean. On murmura un peu fort, d’ailleurs. Le commis
boucher en fut d’une escalope plaquée sur son œil au beurre noir.
Saluant distraitement le coiffeur qui prenait place à son
guéridon habituel, Dudule renifla le paquet et, tournant les talons, fila vers
la cour intérieure au bout de laquelle il avait son meublé. Il claqua la porte
derrière lui en beuglant : « Horteeense ! Horteeen-seu ! »
On s’attendait à ce que le coiffeur, homme précieux,
s’offusquât à sa façon de ce qu’on ne l’ait point accueilli avec son
cognac.
Mais l’homme avait planté son regard juste en dessous de
la toile d’araignée de la baie vitrée. A croire qu’il dévorait des yeux Madame
Veuve Besnière, sextuagénaire qui se chauffait l’arthrite au timide soleil de
mai inondant la chaise longue dépliée au bout de sa terrasse.
L’Anicet ne résista pas longtemps à l’envie de remettre le
couvert et commença par siffloter une mélodie aussi sirupeuse et surannée que
bien connue de tous pour avoir en son temps imprégné nombre d’amours secrètes.
Comme il allait se mettre à railler le doux rêveur, Le Charlot abattit alors sa
dernière carte, son chef-d’œuvre pour ainsi dire :
« - Tenez Bouzigues, pensant bien vous trouver là et
vu le caractère impérieux de ce courrier, je vous le remets en main propre…
C’est un recommandé… ′faut signer là, pérora le préposé. »
L’Anicet s’interrompit aussi sec, craignant un nouveau
courrier d’huissiers, il se dirigea prestement vers le zinc. Quand il découvrit
qu’il s’agissait de tout autre chose.
« - Ben, c’est pas pour moi, c’est pour ma Lolotte !
réproba-t-il.
« - Je le sais bien, dit le facteur ; puis il
ajouta en clignant de l’œil, mais on est entre nous… Je te la remets
donc. »
L’Anicet alla se placer dans la lumière de la baie vitrée,
décacheta l’enveloppe, lut son contenu et réduisit le papier dans son poing, le
regard affolé. Il happait l’air comme un poisson qui suffoque. Soudain, il se
rua au-dehors en jurant et blasphémant tout ce qu’il savait, ponctuant ses
interjections de « salope ! » retentissants.
Les clients du bar en restèrent interdits.
De la cour intérieure, traversant le silence devenu
pesant, parvenait les bruits d’une fameuse dispute entre le Dudule et son
Hortense qui braillait des « méchteujuuure » à fendre l’âme.
C’est le moment que Le Charlot choisit pour faire à rebours
le parcours de sa tournée dévastatrice.
Il croisa d’abord la silhouette soucieuse de Monsieur Le
Maire qui tournait vers le sol poussiéreux sa mine des jours de grande crue. Il
filait vers la Mairie où sa fille occupait le poste de secrétaire-adjointe.
Dans la Montée des Tanneries, il vit atterrir au milieu de
la rue un pot de chambre, suivi d’une paire de bottes, suivie de la veste de
cuir du grand Gégé – lequel ne rentrerait que tard dans la soirée, ce jour-là.
Depuis l’étage d’où provenaient les éléments disparates de ce ballet aérien,
aucun son… une rage sourde était à l’œuvre.
Le facteur faillit pouffer en rendant son salut au
Capitaine (« de mes deux ! ») qui se tenait au portail de
Mademoiselle Jehanne, institutrice retraitée, dame patronnesse et présidente du
comité des Fêtes.
Son œil avisé crut bien reconnaître son ennemi de
toujours, Le Michou, dont la silhouette piétinait nerveusement sous les fenêtres
du Beau Georges, dans l’ombre de la ruelle qui flanquait sa petite maison. La
roue d’un vélo de femme massacré achevait en couinant les derniers tours sur
son axe rompu.
La voiture du docteur Dubonc le dépassa en trombe, filant
vers la sortie du village sur la route de l’est.
Lui-même, Charles Bourraing, parvenu à cette extrémité, chevaucha
enfin sa pétrolette réglementaire et la lança, pétaradante, vers le domaine de
sa dulcinée.