Bis et Pépita (Tiphaine)
Je ne sais pas si vous connaissez la petite ville de Forges-Les-Os. Elle n’est pas très connue, à vrai dire. Quelconque est l’adjectif qui me vient à l’esprit. Une église qui n’a rien de particulier, une petite supérette à côté de la mairie, il y eut une poste avant l’époque de la décentralisation à outrance mais c’était il y a bien longtemps… Aujourd’hui, il ne reste guère que quelques rues sans âme véritable et une petite centaine de personnes qui attendent que le temps passe. Essentiellement des personnes âgées, les jeunes sont partis depuis longtemps à la capitale dans l’espoir parfois illusoire de trouver là-bas qui un travail, qui un amour, qui un semblant de vie. Forges-Les-Os végète et seuls quelques historiens se souviennent qu’elle fut la ville natale d’un inventeur de génie qui exporta sa science dans les contrées reculées de l’ancien empire Ottoman. Aucune plaque ne le signale d’ailleurs, Forges-Les-Os n’a ni passé ni futur. A peine un présent.
Que vous dire d’autre sur cet endroit oublié des dépliants touristiques ? Le maire est un homme sans histoire, depuis des générations on exerce ici cette fonction de père en fils et personne ne trouve rien à y redire. C’est dans l’ordre des choses. Le curé ? Cela fait bien longtemps qu’il n’y en a plus, les âmes ferventes prennent leur auto chaque dimanche pour la grande ville voisine. Le docteur ? Quel docteur ?
Non, Forges-Les-Os est une petite ville quelconque sans grand intérêt ni personnage particulièrement saillant.
A la réflexion, il y aurait peut-être bien ce Valentin Noli…
Valentin Noli n’est pas un facteur comme les autres. Non, ce n’est vraiment pas un facteur comme les autres… Pour commencer, c’est le seul facteur. Ah ! Vous devriez voir son vélo, vraiment ! Il est rose, comme son cœur. Valentin Noli est un doux rêveur comme on n’en fait plus. C’est miracle s’il fait une tournée sans une seule erreur de distribution. Mais Valentin est un gentil garçon, personne ne s’en est jamais plaint à la direction générale. Il faut dire que c’est le chéri de ces dames, plus d’une pense à lui en s’apprêtant le matin, choisissant avec soin le délicat déshabillé qui la mettra le mieux en valeur quand elle ira d’un pas négligent à sa rencontre. Ensuite, il ne leur reste plus qu’à entendre avec impatience que midi arrive enfin. Mais Valentin n’a jamais le temps de glisser ses délicates mains dans la moindre boîte aux lettres, ses admiratrices, dès « poltron miné », guettent sa silhouette gracile derrière les rideaux légers des maisons. Seuls quelques grincheux demeurent insensibles à son charme. Jean-Pierre Bachi-Bouzouk en est un. Réfractaire au plus haut point. A peine entend-il la joyeuse sonnette du vélo rose qu’il se précipite sur sa zapette et monte le son de sa télévision…
Mais Valentin ne s’en chagrine pas. Il est d’un naturel heureux et confiant. Son voisin ne peut pas avoir un cœur de pierre, il est juste un peu… bougon. Un ours grognon à qui la vie n’a pas encore offert la chance d’être touché par la grâce de l’amour. D’ailleurs, il est un signe qui ne trompe pas, c’est un « bis » qui sépare leurs maisons et, chaque fois qu’il fait sa tournée, Valentin sourit tendrement en espérant qu’un jour ce bis se transformera en bise… et c’est avec entrain qu’il appuie allégrement sur les pédales de son engin, songeant avec délice comme il est bon d’aimer.
Car Valentin est amoureux. Amoureux fou. Ah ! La belle Pépita, la délicate, la mignonnette, la pucinette coquette de son cœur… Chaque jour, il lui conte fleurette et les yeux de la demoiselle s’allument, toute la rue des Mimosas s’embrase soudain de son sourire à couper le souffle. Et les dames de Forges-Les-Os se pâment d’envie derrière leurs fenêtres fleuries…
14 février. Aujourd’hui, c’est la saint Valentin. Notre facteur, comme tous les matins, se rend à la ville voisine pour chercher le courrier qu’il doit distribuer. 78 missives l’attendent avec impatience. Notre Valentin constate avec surprise que 77 lui sont adressées. La 78ème, il la connaît bien, c’est celle qu’il a adressée lui-même à la belle Pépita.
Enfer et stupéfaction ! Valentin revient à vive allure chez lui, étale brusquement son butin sur le petit bureau et l’examine avec un peu plus d’attention. 24 cartes, la plupart signées, envoyées par les quelques veuves et célibataires de la ville. Au hasard, il ouvre quelques lettres, les mêmes tournures enflammées reviennent, les cœurs brisés, les espoirs, les je t’aime absolus… Celles-là ne sont pas toujours signées, elles portent parfois un petit prénom féminin ou un indice sensé guidé notre facteur vers l’élue de son cœur. Les « je t’attendrai à minuit rue des Capucines » côtoient les « j’aurai ma petite robe bleue » et plus rarement les « je serai entièrement nue ».
Valentin n’en revient pas. Fébrilement, il recherche l’éventuelle lettre que sa dulcinée pourrait lui avoir adressée. Il trouve enfin. Elle ne l’a pas oublié. Juste trois petits mots au dos d’une carte. Il respire enfin. Il reprend ses esprits.
Il est bientôt dix heures, Valentin devrait déjà avoir entamé sa tournée. A quoi bon se presser, pense-t-il soudain. Il n’a qu’une seule maison à visiter.
Il entend soudain le son d’une télévision dans la maison voisine. C’est alors qu’une idée lumineuse traverse le cerveau du gentil facteur.
Puisque tout le monde s’accorde à dire qu’il est un étourdi notoire, pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? Elle est si belle ! Il suffirait qu’il dise qu’il a égaré la tournée du jour, tout simplement…
Dans la salle à manger de monsieur Bachi-Bouzouk, le générique d’Amour Gloire et beauté retentit à tue-tête.
Il y a mieux à faire, songe Valentin Noli en regardant toutes ces lettres éparpillées devant lui, bien mieux… Il commence par faire le tri des adresses et ne retient que celles qui pourront convenir à la réalisation de son plan. Par chance, toute la ville l’appelle Valentin, très peu de personnes connaissent son nom de famille et 69 missives contiennent simplement l’adresse « A mon Valentin, 38 bis rue Saint-Eusèbe, Forges-Les-Os ». Décidément, la chance est avec lui ce matin. Il s’empare ensuite d’un blanco et d’un effaceur et, scrupuleusement, il élimine tous les « bis ».
Il est presque midi. Valentin enfourche son vélo rose et fait retentir sa sonnerie joyeuse. Aussitôt, son voisin se précipite sur sa télécommande et, les yeux rivés sur l’écran, il ne sait rien des 69 lettres que le facteur dépose dans sa boîte.
A midi 5, la rue des Mimosas s’enflamme et les dames de Forges-Les-Os enragent derrière leurs fenêtres fleuries.
A ses supérieurs, le lundi suivant, Valentin déclare le rouge aux joues : « Je suis vraiment désolé, je n’avais pas la tête à mon travail ce samedi... Quelques erreurs ont peut-être été commises... Quelques lettres égarées ? ». Aucune réclamation n’a pourtant jamais été faite depuis, pas la moindre plainte et Valentin est toujours le facteur bien aimé de sa ville.
A chaque saint Valentin, les dames de Forges Les Os rivalisent d’imagination, elles espèrent en secret être celle qui détournera le gentil facteur des bras de l’odieuse Pépita. En vain.
Cette année, Valentin et Pépita ont décidé de se marier, les hommes de la ville se réjouissent.
En secret.
Et monsieur Bachi-Bouzouk, me direz-vous ?
On murmure qu’il est amoureux et que, chaque nuit, une demoiselle l’attend « entièrement nue »…
En secret.