J'ignore comment cette photo prise par mon beau-fils au carnaval de Binche en février 2006 est parvenue dans les fichiers de mon ordinateur (enfin, je le devine mais je ne vais pas m'embarquer dans des explications oiseuses).
Dès que je l'ai vue, j'ai pensé à Tokyo !
Non, je ne sais pas s'il y a un carnaval à Tokyo, j'ai pensé à notre amie Tokyo parce que son pseudo précédent était... Venise !
Ça c'est pour l'impression au premier coup d'œil.
Puis, j'y ai regardé de plus près et, au milieu de ce décor trop parfait et sophistiqué, j'ai découvert le visage délicat de l'enfant.
Délicat mais d'un sérieux parfait, pas de gaieté dans les yeux, pas de sourire sur les lèvres.
Cette mignonne toute jeune fille est engoncée dans un décor opulent mais ne semble ressentir aucun plaisir à en être la porteuse, quel contraste !
Les carnavals, comme vous savez, se terminent souvent sur un feu d'artifice... normal : ils ne sont qu'artifice, si loin du monde de l'enfance !
A Venise, ville exquise, j’arrivai pour le carnaval, accompagné de mon ami Reynaldo H., de MAMAN et du livre de John Ruskin, «Pierres de Venise» dont j’espérais bien qu’il me servirait de guide touristique dans la cité des doges puisque Gaston Gallimard n’avait pas encore lancé les beaux objets bibliophiliques de sa collection «Découverte».
Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître puisque c’était en 1900, une année un peu folle où Bruxelles Bruxellait, où Venise Venisait et où le carnaval promettait d’être plus joyeux encore qu’à l’habitude car le tournant du siècle ne s’était pas accompagné de la fin du monde prédite par un grand couturier de Paris qui donc continuait de Pariser tandis que dans son coin Buda pestait… presque autant que moi.
- T’as voulu voir Venise et on a vu Venise ! me reprocha MAMAN toute l’année qui suivit ce voyage mais c’était bien à tort qu’elle s’en prenait à moi qui ne m’intéressais alors qu’à ce joli manteau sur le tableau de Carpaccio à la galerie de l’Accademia et qui n’avais même pas voulu l’accompagner à ce bal masqué sur la place Saint-Marc d’où elle et Reynaldo avaient ramené la petite fille, adorable au demeurant, dont ils avaient hérité là-bas.
Au bal masqué ohé ohé, il s’était déroulé un incident regrettable, une farandole tragique. L’Arlequin qui menait la sarabande avait enlevé, par jeu, à une famille française leur petite fille déguisée de la même façon que lui et l’avait intégrée à la chaîne humaine des danseurs allumés qui tournaient autour du campanile puis partaient vers la tour de l’horloge et c’était tout juste s’ils n’entraient pas dans la basilique pour profaner de leur transe vivaldienne le sol de mosaïque – heureusement, le bâtiment religieux avait été fermé – mais au moment où la musique s’est arrêtée Arlequin dans sa boutique chanstiquée a rendu la petite fille… à MAMAN !
- Laisse les gondoles à Venise ! La prochaine fois on ira voir le printemps sur la Tamise ou te chercher une promise à Vesoul ou Vierzon… ou Aurillac !
Ce fut là le leitmotiv de toute l’année 1900 car MAMAN m’en voulait énormément de cette mésaventure : on n’avait jamais retrouvé les parents de la gamine qui disait se prénommer Céleste «mais je sais pas mon nom de famille sauf que papa s’appelle Ginette et qu’on habite à Aurillac» et les carabinieri qui étaient tout sauf polyglottes haussaient les épaules, écartaient les bras et les laissaient retomber pour bien signifier qu’ils ne pouvaient rien faire de plus et que le mieux était de voir avec le consulat de France : «Franchement, depuis 1515 et même avant, vous ne faites rien qu’à nous embêter, vous, les Francese, que si ça continue vous allez nous rendre Venise invivable à force d’y venir si nombreux vous livrer à vos fredaines homosexuelles comme ce Georgio Sand et cet Alfred de Musset qui ont fait tant de scandale à l’hôtel Danieli…» mais on n’a pas entendu la suite de la diatribe parce que MAMAN excédée a fichu un coup de parapluie sur la tête du brigadier Tarchinini, ce qui n’avait en rien amélioré le climat – climax ? - de la discussion qui avait fini au poste et tout s’était terminé par un retour à quatre à Paris puisque on ne pouvait pas, décemment, laisser à la rue, dans une ville étrangère, notre jeune compatriote au si mignon minois.
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- Tu me fais tourner la tête ! Mon manège à moi, c’est toi ! Je suis toujours à la fête quand je te prends dans mes bras ! ». Voilà comment je lui déclarais mon amour à Céleste ! Pendant cette année de ma vie au cours de laquelle j’ai fêté mes vingt-neuf ans, j’ai eu une petite sœur de neuf ans, une petite fille, une petite mère et c’est sans doute de cette gamine anodine qui apporta tant de bonheur dans mon existence que MAMAN est tombée gravement, maladivement et méchamment jalouse.
- Je suis malade ! Complètement malade de ce que nous coûte cette peste ! se plaignait-elle à tout bout de champ. Déjà ce voyage d’une semaine à Aurillac où elle dit qu’elle habite mais où personne ne l’a jamais vue et où elle-même ne reconnaît rien et maintenant ces bouquins de la Comtesse de Ségur, ces robes, ces tabliers de bonniche qu’on lui achète pour qu’elle aide en cuisine et serve à table mais va te faire lanlère, avec la gangrène socialiste qui s’annonce bientôt on ne pourra même plus faire travailler des enfants de cinq ans dans les mines ! Pourquoi pas leur offrir des congés payés tant qu’on y est ?
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Aujourd’hui MAMAN est morte. MAMAN est morte de rire ! Nous somme le 24 janvier 1901. Elle a dit à papa qu’elle avait eu l’idée du siècle et qu’elle s’absenterait quelques jours en février mais que Céleste et Félicie aussi s’occuperaient de la maison en son absence. Papa a à peine levé les yeux de son journal et fait « Moui, si tu veux ». Moi je n’ai rien vu venir.
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Que c’est triste Venise au temps des amours mortes ! De quelles trahisons ne sont-elles pas capables puis coupables, les femmes et les mères ? Rétrospectivement je crois que j’ai eu raison, lorsque j’avais vingt ans, de lui casser son beau vase de Sèvres le jour où elle m’a acheté des gants gris à la place des gants beurre frais que je lui avais demandés et où, après avoir pleuré et encaissé sa très déplaisante réflexion, j’étais quand même allé voir cette actrice de théâtre très ouverte dans l’espoir qu’elle me dépucèle et où j’étais tombé sur des huissiers en train d’emporter les meubles de son appartement, excusez-moi si je ne suis pas très clair mais je le sais aussi bien que vous qu’un jour mon amour des longues phrases me perdra et d’ailleurs, c’est fait, je suis perdu, trahi, blessé jusques au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle : MAMAN est retournée à «Veueueunise», comme elle dit maintenant avec ironie, en emmenant Céleste avec le costume d’Arlequin qu’elle portait quand on l’a trouvée-recueillie-adoptée.
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- Derrière chez moi, savez-vous quoi qu’y gn’a ? chantait le campanile sur un air de tarentelle. Il y a la place Saint-Marc, le corso, le carnaval, la farandole et… Arlequin qui, toujours aussi con voire peut-être encore plus que l’année précédente, emmène la petite Céleste dans la ronde folle tandis que MAMAN, contente de son coup, s’éclipse comme la Lune, hilare, soulagée et ayant même peut-être la conscience tranquille en pensant que la famille de Céleste sera peut-être revenue ici elle aussi dans l’espoir de retrouver sa progéniture ou dans l’idée d’un pèlerinage annuel pour faire son deuil mais peut-on effacer tous ces temps de bonheurs perdus ? L’écriture permet-elle de les retrouver vraiment ? MAMAN s’en fout, MAMAN revient retrouver son FIFILS à elle toute seule mais quelque chose est cassé chez FIFILS qui n’aime plus sa vilaine MAMAN.
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Ce 20 mars 1913 à quinze heures, dès que Marcel P. se réveille et sort de ce cauchemar-là, une fois ingurgités son café noyé de lait chaud et son croissant, il décroche le téléphone et, comme il l’avait noté sur un des cartons à fumigation ce matin en se couchant, il appelle Odilon A., son chauffeur attitré à la compagnie de taxis Gessette-Koulé, pour le cuisiner. Le jeune homme lui a annoncé récemment son indisponibilité à venir pour cause de mariage : il s’en retourne dans la province pour épouser une jeune fille qu’il a connue en Lozère. Marcel a besoin de détails car il souhaite lui envoyer, le jour des noces, un télégramme de félicitations.
- Allô, écoute ! Pardon, écoutez ! Odilon, c’est Monsieur P. Est-ce que vous pouvez me dire où aura lieu la cérémonie de votre mariage le 27 mars prochain ?
- Bien sûr Monsieur Marcel ! Pas de problème ! C’est à Auxillac !
- Aurillac ?
- Non, Auxillac avec un x. C’est en Lozère. Aurillac c’est dans le Cantal.
- Et, dites-moi, Odilon… Serait-ce indiscret de vous demander le prénom de l’heureuse élue.
- Je n’ai pas de secrets pour vous, Monsieur P. Elle s’appelle Céleste. Céleste Gineste.
Bon sang, mais c’est bien sûr ! Marcel se souvient, d’un coup, de la phrase qui le faisait tant rire il y a douze ans : « Mon papa s’appelle Ginette ».
- Monsieur P. ? Vous êtes encore là ?
Odilon entend le déclic de l’appareil qu’on raccroche et il a l’impression bizarre que… le téléphone pleure !
Doux et rêveur, malgré son jeune âge, Ce visage maquillé invite au voyage. En habits colorés, prêt pour la farandole Sur son regard vague, vogue la gondole.
La place Saint-Marc, le palais ducal, Sont peuplés des fastes du carnaval. Il pose le décor multicore d’une Venise, Mais sous ses grands canaux, la ville s’enlise.
S’échappe un soupir, sous le pont du même nom. Reflets de l’âme en costume d’illusions.
Il y avait un problème. Dans ma tête , je m’appelais André et ma mère persistait à me déguiser comme une fille.
Je me suis frayée un passage dans la foule et je me suis enlevée cette robe ridicule pour enfiler un pantalon, une chemise à carreau et une large casquette de velours. Faut bien l’avouer à part ma mère tout le monde s’en foutait que je m’appelle ANDRE, Paul ou jacques.
Jetant un coup d’œil autour de moi, je suis frappée par la diversité des accoutrements . Les gens ne me montraient pas du doigt , certaines jeune filles me souriaient .je n’étais plus enfermé à clef dans la rêverie de ma mère j’étais moi de la tête aux pieds.
Des rencontres, des ruptures, des trajectoires, des virages, des chaos, des rebonds... et d'une enfance blessée tâcher de se reconstruire, ici, là, ailleurs, autrement...
Un récit si bien construit qui nous mène à travers des époques récentes et nous entraîne à travers le monde avec eux...)
Je ferme la parenthèse.
Prochaine et dernière étape de ce trip estival : Syldavie ou Molvanie ?
Je connais la Bratwurst depuis 25 ans environ grâce à une partie de la famille de mon mari qui habite aux trois frontières[1] , côté français mais travaillant en Suisse et consommant allemand comme cette Bratwurst. J'ai aussi découvert là-bas le barbecue où on cuisait cette saucisse et autres viandes. Avant la rencontre avec mon mari, je ne connaissais que la saucisse du petit salé aux lentilles que ma mère faisait très bien. Je me souviens aussi des Américains[2] que ma soeur et moi mangions après la piscine et avant de reprendre le vélo pour rentrer à la maison. De la gastronomie du Nord, je me souviens plus du steak américain[3](que j'adorais et que j'ai peu trouvé ailleurs) que de la fricadelle. S'il est un endroit où j'ai mangé beaucoup de saucisses, c'est le Sud-ouest. C'est aussi là que je suis passée de mince à belle plante qui aime le gras et il y en a beaucoup par là comme le légendaire foie gras que l'on mange plus facilement et moins cher qu'ailleurs. A l'opposé de la Bratwurst, j'ai beaucoup aimé les saucisses hallal du Maroc et la viande en général, très bonne car "pas poussée" comme en France la plupart du temps. Je n'ai pas retrouvé depuis de côtelettes d'agneau au goût de noisette. Aujourd'hui encore, j'achète aussi beaucoup de viande à la boucherie hallal de mon quartier, d'autant plus que j'ai banni beaucoup le porc depuis mon rééquilibrage alimentaire. J'adore leurs merguez et leurs saucissons. Dans la Drôme, nous avons peu goûté les saucisses aux herbes [4]. J'ai dans ma cuisine, une boîte de conserve, une choucroute car je ne n'arrive pas à m'asseoir dans notre brasserie lyonnaise de rendez-vous pour en manger une qui est une dans leurs spécialités. J'ai beaucoup pleuré à Lyon jeudi dernier car je voyais partout son absence.
(Quand on est suédoise et qu'on veut changer de vie, cultiver la vigne, être tranquille, pourquoi pas le Portugal ? Mais c'est la Bohême, sans doute plus proche qui s'est trouvée choisie.
Ravissante maison à retaper, charme de l'endroit, nouveau départ... mais les fantômes du passé sont là, fallait-il les débusquer ?
D'ailleurs, si au Portugal une saucisse fait un clin d'oeil en allemand à tous ceux qui n'ont jamais été aussi près de l'Amérique, à Royan, ville chargée d'histoire, des Américains ne rappellent-ils pas avec humour que New York, c'est en face !
L'Adrienne a toujours entendu son père vitupérer contre ces touristes qui, alors qu'ils ont choisi une destination étrangère, parfois même exotique, désirent y boire et y manger exactement ce qu'ils mangent et boivent chez eux.
- Autant rester chez soi, alors! disait-il.
C'est donc à lui qu'elle a pensé en voyant la photo proposée par Walrus et en lisant ce passage chez Jonathan Coe, où Billy Wilder et ses invités sont attablés dans le meilleur restaurant bavarois et qu'Al Pacino veut une chose qui n'est pas au menu: un cheeseburger avec des frites et du coleslaw.
Ce qui fait bondir Billy Wilder exactement comme l'aurait fait le père de l'Adrienne:
"Un cheeseburger, vraiment? Vous vous croyez au McDonald's?
- Non, je sais qu'on n'est pas au McDonald's, répondit Pacino, mais j'ai envie d'un cheeseburger, c'est tout. Où est le problème? N'importe quel resto du monde peut vous servir un cheeseburger, non?
- Certes, mais ce restaurant n'est pas n'importe quel restaurant. Nous sommes dans la salle de restaurant du Bayerischer Hof. Le chef est le meilleur d'Allemagne. Et sa spécialité, c'est le Schweinshaxe.
- Eh bien, je suis ravi de l'apprendre. Mais ma spécialité à moi, ce sont les cheeseburgers. Et je compte sur lui pour m'en préparer un du tonnerre.
- Vous devriez peut-être commander un milkshake au chocolat avec. Ou un diabolo fraise. Cela s'accordera sans doute mieux avec votre plat qu'un riesling millésimé."
Bref, ça énerve tellement Billy Wilder qu'il conclut en disant au serveur :
"Dans ce cas, vous pourriez également apporter du ketchup et de la mayo, et enlever les couverts de monsieur Pacino pour qu'il puisse manger avec les doigts, et peut-être régler vos horloges sur l'heure d'été du Pacifique, pour qu'il ait toujours l'impression d'être chez lui, à Los Angeles."
Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, éd. Gallimard 2021, p.152-153.
Toulon. Passé vingt heures. Sur la place Monsenergue, à l’emploi du temps d’une autre bière dans un bar ou d’une hypothétique future séance de cinéma, avec d’autres tafs, je faisais la queue devant une des baraques à sandwichs. Nonobstant notre présence, d’une échoppe à l’autre, les deux préposées, occupées à leur ouvrage de pan bagnat et autre saucisson-beurre, se partageaient des réflexions amusées sur leur condition, un peu comme des timoniers quand ils s’envoient leurs messages par pavillons interposés. Saupoudrés d’argot, moitié en provençal, moitié en français, les dialogues de Lucette et Jeannine, ils étaient, comment dire, épiques. Leurs commérages égrillards accéléraient le temps ; nous n’en voyions plus le fastidieux interlude d’attente. Aussi, encore tout neuf des us et coutumes dans la région, je ne comprenais pas tout, parce qu’elles parlaient trop vite, ou bien parce qu’elles rajoutaient des mots gaulois, ou bien encore, parce que leurs subtilités et leurs allusions épicées m’échappaient. Filles du port, sans nul embarras, elles avaient des réflexions plus crues que la salade qui tapissait le fond de leurs casse-croûtes…
(Accent provençal) « Ho, ma Lucette !... Ils ne sont pas beaux, ce soir, tous nos marins, à la queue leu leu, devant nos vitrines ?... », « Tu as raison, ma Nine !... J’en profite !... Je n’en fais pas attendre un, j’en fais attendre dix !... », « Et ben, tu en as des prétendants !... », « Ha !... Ha !... Je me rince l’oeil !... », « C’est vrai qu’ils sont tous beaux !... », « Tu cherches ton fiancé ?... », « Je prends n’importe lequel !... », « Ha, ha !... », « Si on était des p…, on aurait déjà fait fortune !... », « Ha, ha !... », « Nous, on vend de la viande, mais ce n’est pas la nôtre !... », « Ha, ha !... On n’est plus de la première fraîcheur !... », « Ha, ha… ».
De temps en temps, pour reprendre leur souffle, elles se retournaient vers nous et elles nous balançaient des sourires édentés de sirènes alanguies, à tous nous faire fuir ! Surtout moi !... Derrière leurs tabliers, on sentait bien que plus rien ne pouvait les étonner. Princesses de la rue et des saucisses grillées, du puceau au teigneux, de l’amiral au nécessiteux, en passant par le mec bourré et le pressé, d’un seul coup d’œil, elles savaient à qui elles avaient affaire. Sur leur estrade, occupées ici et là, elles étaient les marionnettes, les vedettes du moment de notre passage. Devant la baraque de Jeannine, je regardais mes godasses pour ne pas qu’elle m’embarque dans la mire de son regard et qu’elle me prenne à témoin pour toutes les bêtises qu’elle débitait. Je me disais : Tu vas voir !... Elle va me proposer la botte !... J’étais tout au fond de mes petits souliers…
Femme de labeur, sous les crépitements de la barbaque aux feux de la cuisson et dans l’opacité de la fumée graisseuse, la sueur au front et les auréoles sous les bras, elle retournait les steaks sur le grilloir, comme un joueur de poker quand il montre ses cartes, au moment où le bluff n’a plus cours. À la regarder de plus près puisque, inexorablement, approchait mon tour, je voyais bien qu’elle avait morflé et qu’elle était passée par les douze métiers et les treize desserts à pépins, pour en arriver cloîtrée, là, dans cet aquarium. Mais non, elle conjurait son sort avec une bonne humeur sans faille qu’elle voulait typique, touristique, sinon, contagieuse…
« Nine ?... Tu as la monnaie sur un billet de cent ?... », « Ben non !... Dis-lui qu’il aille la faire au bar !... On n’est pas la Banque de France !... », « Ma caille* ?... Il te reste des œufs durs ?... Les miens sont tout bleus !... », « Oui ! Viens en chercher !... », « Et qu’est-ce qu’il veut, mon chéri ?... », me dit-elle… De toute façon, on était tous « son chéri ». C’était sa façon de se tenir à notre bras et de se frotter contre notre uniforme. Nous, les tafs, malgré nos débordements nocturnes, elle nous avait à la bonne. J’étais un peu gêné, pas habitué à tant de familiarité. Elle portait des lunettes aux verres foncés qui cachaient un fort strabisme ; capable de s’occuper de plusieurs clients en même temps, quand elle ne les portait pas, à cause de la sueur, on ne savait plus vraiment à qui elle s’adressait. Jeannine, remplie de bonhomie, comme elle tutoyait tout le monde, c’était encore plus difficile de se situer dans son environnement. Ça faisait partie du folklore local…
« Mayo, moutarde, ketchup ou harissa ?... », c’était l’épitaphe du steak à l’incinérateur, réclamé à mon prédécesseur. Elle oignit copieusement le sandwich avec ses desideratas, elle l’enroba d’un papier, elle lui tendit pendant qu’il laissait des pièces sur son comptoir. Elle se retourna encore : « Et mon chéri, il a décidé de ce qu’il voulait ?... » J’avais les yeux occupés à loucher sur le tableau de ses spécialités. Je me faisais l’effet d’un micheton en train de monnayer le prix de la passe, avec une sirène de trottoir…
« Je voudrais un steak, s’il vous plaît !... », « Saignant, à point, grillé ?... », c’était sa réplique habituelle. « Grillé !... » Et elle repartait à son dur labeur de cuisinière. À la fois au four et au moulin, chacun de ses gestes était utile et précis ; avec le genou, elle refermait un buffet ; avec le pied, elle maintenait la porte du frigidaire ouverte ; avec le front, elle bloquait le battant d’un placard. En un tournemain, elle avait couché le pavé de viande sur le grill et découpé le pain qui allait le recevoir. Elle me faisait penser à un habile joueur de batterie qui tape juste, pour conserver le rythme effréné de son solo, à une patineuse, jouant la médaille d’or, sur son miroir de glace, à une maman-sacrifice qui fait tout son possible pour satisfaire son rejeton…
Le temps de quelques volutes de fumée bleue, de quelques jurons épais, en couleur locale, de quelques grattages sur sa plaque de cuisson, elle me demanda : « Mayo, moutarde, ketchup ou harissa ?... », « Moutarde !... », aussitôt dit, aussitôt fait. Le tout emballé, en échange de mes pièces, elle me tendit son ouvrage. Tel un affamé de basse ville, je croquai dans mon steak, avec une grande vigueur. Je crois que ça l’amusait, notre boulimie ; nourrir la flotte et tous ses pioupious piailleurs : mère poule, elle se sentait utile à l’effort de sa guerre, au fond de sa guérite…
Quand le coup de fusil de la fringale était passé, elle sortait de sa boutique et allait fumer la clope devant l’échoppe de sa collègue ; ce qu’elles se racontaient de près, personne ne le savait, mais à leurs éclats de rire, c’était naturellement des histoires de galéjades…
Dernière pluie avant l’éclaircie originelle Dernière vague avant l’île de l’éveil Dernière lumière avant l’indicible espoir Dernier chemin creux avant le jardin secret Dernière frustration avant la folle initiative Dernier refuge avant la nuit d’émoi Dernier doute avant la connaissance de soi Dernier regard avant la veille pensive Dernier bonheur avant le retour du passé Dernier silence avant le bruit du heurtoir Dernier coup de cœur avant le sursaut du réveil Premier rire après les larmes d’aquarelle
Chacun prêchant pour son village, les habitants de Sagres (excellente pils si vous aimez ça, la Sagres) vous raconteront que le Cap Saint Vincent est le point le plus occidental de l'Europe continentale.
Ben tiens ! Et pourquoi pas la pointe de Corsen dans le Finistère, tant qu'on est à faire local, hein ?
Non, l'extrémité occidentale de notre continent (déjà appeler continent un appendice accolé à l'Asie, ça laisse à penser sur le nombrilisme des Européens) se trouve effectivement au Portugal : c'est le Cabo da Roca, sur le territoire de la commune de Colares, près de Sintra. Bon, y a jamais que 71 minutes de longitude entre les deux et, grosse désillusion, il n'y a pas de Nurembergeois marchand de saucisses grillées au Cabo da Roca.
J'y suis allé en 1975 prendre un grand bol d'air après un repas dont je ne vous dis que ça dans un resto de Cascais (la plage "prout ma chère" de Lisbonne) en compagnie de mon collègue Rebello, le chef du labo de notre usine de Povoa de Santa Iria lors du démarrage de l'installation de fabrication d'eau oxygénée en joint venture avec Laporte Industries.
Cette association belgo-britannique m'avait valu quelques mois plus tôt de visiter le labo de ces braves Angliches à Widnes près de Liverpool, la patrie des Beatles, et leur usine de Warrington (patelin d'un club de jeu à XIII très performant). Et incidemment, grâce à l'IRA très active à l'époque, d'être fouillé trois fois lors de mon transit entre la zone internationale et la zone nationale de l'aéroport d'Heathrow, sont méfiants ces Angliches (bon, vous avez pas vu ma tronche de l'époque) !
Tant qu'à parler de Colares, je vous donnerais bien mon avis sur le vin local, rare et hors de prix, mais je veux rester en bons termes avec les Portugais, le peuple le plus gentil du monde.