L'ourson. (maryline18)
De son antre, s'échappait un souffle léger, à peine tiède, qui ne déposait guère de buée sur la vitrine glacée. Encore un signe manifeste que la vie restait en attente, cachant sa respiration profonde, comme retenue par une force invisible. Pourtant, la "chose" était bien là, installée à n'en pas douter au creux de son être.
Claire inspectait son visage éteint, indifférente aux articles du magasin, intrigué par cet autre qui la transformait peu à peu. Hier encore, ses lèvres charnues, riaient, embrassaient à pleine bouche, rouges et chaudes comme les flammes de l'enfer..(Pourquoi d'ailleurs, cette évocation de l'enfer puisqu'elle acceptait ses fautes et ses repentirs?)
A présent, son reflet l'observait. Ses yeux agrandis de curiosité, semblaient tantôt perdus dans un brouillard épais, tantôt traversés d'une lucidité implacable, impitoyable. Ils devenaient inquisiteurs. Mais quel était ce mal qui lui volait ses joies, ses rires, ses envies ? Quel était cet indésirable qui se délectait de ses forces, la vidait de son jus, lui aspirant, sans vergogne son optimisme ? N'allait-il jamais être rassasié ? Il ne lui laissait aucun répit, pas même la nuit. Il voulait tout contrôler, tout jauger, tout décider. Il la déposédait de sa vie. Il la rendait folle.
Elle ramassait chaque matin, son corps défaillant et résigné, qu'elle traînait tant bien que mal toute la journée. La "chose" y retenait prisonniers tous ses "allez on y va", et ses " et si je faisais ça"et toutes ces phrases si plaisantes à dire, les"comment ça va" et ces bonnes résolutions, vides de sens, quand elles n'intéressent personne. C'est comme si la bête contrôlait ses élans, ses envies, (de plus en plus rares, il est vrai), pour leur interdire le passage du dedans vers le dehors, leur empêchant ainsi de franchir ses lèvres séches et exsangues.
Quel était donc cet intrus qui lui ôtait sa force vive et même parfois, jusqu'à l'envie même de vivre? La seule solution pour lui échapper aurait été la fuite en avant... Mais avant il lui fallait faire le tri entre l'utile et le superflu, ne serait-ce que pour courir plus vite...Il lui fallait s'alléger de ses espérances périmées, de ses battements de coeur atrophiés. Se forger des certitudes, des excuses, des responsabilités. Se repasser encore une fois l'histoire qui avait tout de même bien commencé. Lui inventer une suite plausible, juste pour le plaisir, un plaisir il est vrai, masochiste, qui n'aurait fait que se tordre un peu plus, un coeur, qui ne ressemblait déjà plus qu'à un cep rescapé au beau milieu d'une terre brulée.
Elle tentait courageusement et avec une détermination toute fraîche, faite de matériaux plus fragiles encore que les brindilles glanées ici ou là, par ces passereaux préparant leurs nids, de se convaincre de ses chances de survie. La mort subite de l'amour lui aurait été plus acceptable, moins douloureuse. Un expert se serait déplacé et aurait constaté l'arrêt de l'élément, indispensable à son bon fonctionnement. Après autopsie, des manquements auraient été mis au grand jour. Sur l'acte de décès ont aurait pu lire :
-Courroie de transmission défaillante, fils de communication endommagés.
-Problèmes de synchronisation ayant pu entraîner une usure prématurée du coeur.
-Tristesse avérée, directement liée à l'absence d'entretien.
-Sécheresse constatée ayant entraîné la cassure, expliquant les débris de réponses retrouvés mais inexploitables.
Bref un état des lieux incontestable aurait été dressé, ce qui l'aurait conduite à rendre ses clés et à tourner la page, ses tourments n'auraient plus été qu'une histoire classée...sans suite. Retour ensuite à l'agence "rencontres orchestrées" et en avant la musique ! Roulements de tambours, envies au diapason, triangle offert en prime et carillon assuré ! Mais non, rien n'était aussi simple, aussi clair, aussi tranchant ! Il lui fallait donc ruminer, remacher, se souvenir...à jamais.
Elle tourna alors le dos à la vitre qui lui offrait le reflet d'une inconnue, et se perdit dans la foule, un ourson serré sur sa poitrine. Oh, pas celui de son enfance, d'ailleurs en avait-elle eu un ? Elle ne s'en souvenait pas. De cet ourson, acheté sur une brocante, elle ne connaissait ni le passé ni le futur. Non, elle n'avait pas encore, avec lui, d'histoire commune ni de réelle complicité mais il était là et la réconfortait. Des visages moqueurs s'attardaient, puis poursuivaient leurs chemins.
Une pluie fine trempait bientôt les poils de l'animal qu'elle réchauffait doucement de son écharpe. Le ciel étendit sur la ville un voile noir, surprenant les derniers badauds, mais se déchira au passage du couple, les baignant d'une lumière astrale protectrice. L'horoscope, avait sans doute prédit, le matin même, une issue heureuse aux tracas de Claire qui souriait à nouveau, à son ourson et à la vie. Tout allait mieux depuis qu'elle prenait son traitement. Une pilule rose le matin et deux jaunes le soir. Le bonheur, c'est pas plus compliqué !