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Le défi du samedi
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26 mai 2018

Les avions de papier (Pascal)


Quand mon frère a continué ses études universitaires du côté de Grenoble, je me suis retrouvé tout seul dans la chambre des garçons. Ma chambre ! Mais c’était un véritable terrain de jeux ! Quand je fermais la porte, j’étais chez moi, j’étais dans mon monde…
(C’était défendu de fermer la porte parce que maman n’entendait pas les bêtises…)

Sur le bureau-porte-avions de mon frère, j’avais confectionné des escadrilles entières d’avions de papier ! Les exercices de pliage, c’était en catimini, dans mon hangar de montage ; fusées, planeurs, biplans s’alignaient sur le pont d’envol.
Tous mes cahiers d’école se réduisaient comme peau de chagrin quand je m’employais à leur construction méticuleuse ; d’après mes calculs, ceux qui volaient le mieux avaient leurs feuilles immaculées de toute encre, de toute marge et de tous carreaux, grands ou petits. Avec les doubles-pages, j’en confectionnais des plus grands ; ils étaient mes bombardiers !
Je les avais coloriés dans l’ordre de mes batailles aériennes ; naturellement, cocardes et croix gammées se battaient dans le ciel de ma maison. Parfois, j’en brûlais un pour faire comme s’il avait été touché en plein vol ! J’en froissais d’autres, j’en déchirais aussi ! Je concassais les ailes et les carlingues et c’était des accidents de guerre !...

C’est fou tout ce que l’on peut faire avec un avion en papier. Quand j’en lançais un dans le couloir de l’étage, il planait un instant autour de la grosse ampoule ; après un demi-tour, il s’engouffrait dans les escaliers en rasant les marches, il partait heurter les coins des murs ou il se posait en catastrophe sur les habits des portemanteaux ! Parfois, il disparaissait dans le hall avec des circonvolutions de planeur curieux. Un jour de beau temps ou de courant ascendant, j’en ai même retrouvé un qui avait atterri sur la table de la cuisine ! Autant dire, à dix mille kilomètres du porte-avions de ma chambre !
J’étudiais ses comportements en vol, sa façon de s’incliner ou de piquer du nez, son aisance à planer ou à tourner, ses exécutions acrobatiques ou ses dégringolades de kamikaze. Pour parfaire son vol, je soufflais mon haleine prometteuse sur la pointe de mon avion !
Après l’atterrissage, je le récupérais et je peaufinais mes réglages de traînée et de portance. Ceux qui volaient le plus longtemps avaient la faveur de mes plus beaux coloriages. Je passais des heures à fignoler les plis, les becs, les empennages, les gouvernes. Tout l’après-midi du jeudi ne suffisait pas à mes jeux d’aviateur !

Et la check-list sur la piste d’envol ?!... De la mobylette de mon frère à la voiture de mon père, en passant par le camion des poubelles, j’imitais tous les bruits de moteur que je connaissais ! Au ralenti ou vrombissant, j’exécutais les manœuvres de décollage avec une application millimétrée. Souvent, je le gardais dans la main et nous allions visiter les panoramas de la maison. Aux livres de mon frère, ceux de Saint-Exupéry, sur les étagères, les Courrier sud, Vol de nuit, Pilote de guerre ou Le grand cirque de Clostermann, j’étais le pilote émérite de tous les avions !

Les couvertures tire-bouchonnées du lit, c’étaient des montagnes élevées, des forêts et des campagnes sauvages ; les draps défaits, c’étaient des tempêtes d’écume sur des vagues océanes. Moi, je ronronnais avec mon avion dans la main ; je promenais dans tout l’étage comme si je visitais des paysages. Quand une de mes sœurs me parlait, je devais me poser avant de lui répondre.

On descendait les escaliers ; avec mon avion préféré, je surfais sur les arrondis de la rampe ou je slalomais entre les balustres. Il m’emportait dans des cascades vertigineuses où seuls les bruits de ma voix-moteur répondaient aux échos du couloir. Lampe allumée, c’était le jour, lampe éteinte, c’était la nuit…  

Sur les dernières marches, on rasait les manteaux accrochés à la patère. Les bruits des wc, c’était les chutes du Niagara, le carrelage du hall, c’était le désert du Sahara ; pour refaire le plein, je me posais sur la table de la salle à manger. Bien sûr, elle ne devait pas être encombrée par des livres et des journaux ! Sur la pointe des pieds, je me voyais dans le grand miroir. Au-dessus de ma tête, je contemplais mon avion dans une autre perspective de lévitation. Je montais sur une chaise pour l’envoler encore plus haut !
Après quelques passages en rase-mottes, le long du parquet ciré, on allait jusqu’à la fenêtre entrouverte pour regarder le temps du dehors. Entre les doigts, je serrais un peu plus mon petit avion car j’avais toujours peur qu’il lui prenne l’envie de s’envoler pour de bon. Le soleil illuminait son fuselage ; derrière la vitre, il avait plein de reflets tellement difficiles à colorier quand je le rapportais au hangar d’entretien du porte-avions. La tapette dans une main, mon avion dans l’autre, on partait à la chasse aux mouches !...Il fallait voir les poursuites, les piqués, les acrobaties, les tirs en rafales !...

On planait un moment dans la cuisine jusqu’à ce que l’ouragan de maman, en plein repas, me somme de déguerpir de son tablier. Du côté du placard, c’était des senteurs capiteuses de vanille, de réglisse et de cannelle des pays lointains ; au-dessus des casseroles bouillonnantes, c’était des volcans de vapeur chaude ; près de l’évier, on sentait la fraîcheur de la cascade du robinet. On s’échappait en fonçant au garage et je bombardais le chien avec quelques sifflements, quelques gentils coups de pied dans sa niche, quelques caresses appuyées avec ma main libre.
Dans le grand vide de la voiture absente, on survolait la banquise du glacis, on frôlait le portail, comme pour donner l’envie à mon père de rentrer plus tôt, et on repartait à l’aventure du sens inverse. Enfin, après d’autres péripéties de vol, on se posait sur le bureau-porte-avions de ma chambre ; j’avais la bouche fatiguée d’avoir tant ronronné, tant postillonné, tant crié son moteur exalté. Je le garais à côté des autres ou sur les livres de Saint-Exupéry, comme si, moi aussi, j’étais un héros des airs…

Quand mon père rentrait du boulot, j’oubliais mes jeux d’aviateur et je fonçais à sa rencontre. Pourtant, je dévalais les escaliers en écartant les bras ; je volais dans la descente et, j’en suis sûr, je ne touchais plus les marches…

Comment pourrais-je raconter tout cela à mes petits-enfants ? Autant qu’ils le lisent ici, avec ces souvenirs allongés d’encre brodée, quand je ne serai plus là, quand je serai planant dans le Ciel et les étoiles, avec… mon petit avion en papier…

Avions de papier

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Commentaires
A
Trop mignon !
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J
"...quand je serai planant dans le Ciel et les étoiles..." Le plus tard sera le mieux ! Quelle merveille de retrouver intacte toute ton imagination d'enfant !
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B
Superbe.récit . J'espère.qu'ils liront tous très vite toutes tes aventures pour pouvoir échanger avec leur papy en tous les cas moi j'adore découvrir tes billets chaque.semaine <br /> <br /> Merci et.Bravo Pascal
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V
pas loin de toucher le ciel avec cette histoire en attendant tu as touché nos cœurs😘
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T
Magnifiques souvenirs racontés ou inventés.
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W
Un récit "planant" !
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K
Formidable ! L'avion nous transporte ailleurs et nous planons hors du temps et de l'espace...
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T
Et, chaque fois, le "préféré" se retrouvait le bec tout froissé d'avoir tant vadrouillé ;)
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G
C'est les enfants qui sont heureux dans cette imaginaire la Bravo Pascal
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M
Tu nous fais entrer dans l'imaginaire du petit garçon que tu étais, avec trop d'inspiration pour ne pas croire à toutes ses aventures imaginées !
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J
Exquis. Tout simplement exquis.<br /> <br /> <br /> <br /> B-r-a-v-o Pascal !!! Et heureux petits-enfants qui iraient ainsi à la rencontre de leur papy talentueux.
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