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Le défi du samedi
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24 février 2018

Suze cassis (Pascal)


Je l’avais remarquée ; c’était ses yeux bleus qui me suivaient à la dérobée, quand je faisais semblant de ne pas la regarder. Dans le jeu des glaces, je savais tout de sa curiosité d’azur et de ses doux desseins d’espionne intéressée. J’étais le lauréat de toutes ses pensées…

Elle était serveuse au « Bon Coin », sur la place Monsenergue. Les bières sans faux col, les perroquets, les limonades, les cafés, c’était dans son quotidien de comptoir. Dès qu’elle le pouvait, elle se rapprochait de mes conversations. Quand elle passait un coup d’éponge sur le zinc, c’était toujours au plus près de moi ; je devais soulever les coudes, ne pas mettre les doigts, attendre que cela sèche, au milieu de ses sourires de plaisanterie…

Pourtant, il en défilait des marins, ici. On y voyait des grands, des beaux, des riches de leur solde, des conquérants, des gradés, des appelés, des en bordée, des esseulés, des étrangers d’autres bateaux, mais c’était moi qui avais la faveur flagrante de ses meilleurs sourires délicats. J’étais fier d’être l’élu de sa personne ; notre connivence devait être visible à cent lieues…
Encore posé sur mon épaule, je sentais la brillance de son regard saphir. J’en avais chaud dans le dos de me savoir observé par sa singulière inquisition. Alors, je me tenais droit, je faisais le beau, j’avais des sourires de jeune premier, je gonflais le torse et je soupirais des cœurs éphémères avec la fumée bleu-grand ciel de ma clope.
Les collègues du compartiment de la chaufferie me parlaient mais je n’étais pas franchement impliqué par leurs conversations d’enfermement de postes. Ils semblaient lointains, bien en dehors de mes observations du moment. Depuis elle, les perms, la Drôme et ses collines n’étaient plus le premier sujet de mes conversations. Je riais en retard d’une blague, je répondais à côté d’une question, j’oubliais de boire ma conso, de payer ma tournée…

Je la trouvais belle et je ne me lassais pas de cette certitude évidente. J’aimais bien les petites tresses blondes qui tournaient autour de son front comme une couronne d’or. Cela conférait à sa coiffure un effet de mode moyenâgeux qui correspondait bien à mes idées de contes et de princesses. Parfois, elle ajustait un bandana noir avec des motifs indiens, dans ses cheveux, et j’étais son premier pirate capturé dans ses yeux caraïbes. Sa peau était blanche et bronzée, en même temps ; un fin duvet de garrigue blonde courait sur ses avant-bras. j’y pressentais des douceurs de plage tiède, de sable fin, des parfums délicats de sel, des cris énamourés de mouettes rieuses et mille autres sensations ensorceleuses…

Tout en essuyant ses verres, elle m’étudiait au microscope de ses déductions féminines et je devais être dans ses petits papiers, tenir dans toutes ses éprouvettes, pour qu’elle m’apprenne ainsi. Avait-elle les mêmes rêves complices ? Etions-nous ensemble sur cette plage d’infini, à chavirer, à nous enlacer, à nous étreindre, en laissant rouler nos corps enflammés jusqu’à défier le complaisant ressac ?...

Du fond du zinc, elle m’observait encore. A l’improviste prévu, quand je la regardais, je souriais aussi niaisement et notre collusion était comme un fil tendu, incassable, évident, entre nos sourires de sentimentaux ravis. J’aimais notre romantisme de grands timides, cette façon équivoque et grandiose de nous plaire au milieu de l’uniformité stagnante des autres…

Dehors, les nuits étaient prometteuses. Les Lumières de loin étaient tout près. Notre Jeunesse en folie tambourinait dans nos cœurs en feu ; à nous deux, nous n’avions même pas quarante ans. L’Univers nous appartenait et on pouvait même capturer un instant une étoile filante pour nous partager, en secret, son intense clarté… J’étais peintre de feux d’artifices, décorateur d’arcs-en-ciel, semeur d’étoiles dans ses yeux conquis… Je savais déjà qu’on avait plein de je t’aime à nous partager, à tous les temps, à tous les silences, à tous les échos, à tous les firmaments. Dans un futur de volupté, j’allais lui prendre la main, j’allais lui goûter les lèvres, caresser ce duvet ardent ; les nuits seraient bien trop courtes pour consumer toute l’insouciance passionnée de nos vingt ans incandescents…

Les autres, les envieux, les riches, les galons dorés, les toujours deuxièmes, les pros des films pornos, les tourmenteurs des sirènes de la basse ville, ils nous regardaient comme des exceptions dérangeantes, comme si nous étions des cailloux pointus dans leurs chaussures trop bien cirées, des cancers à leurs certitudes de tueurs de baleines, des affiches réelles de films de science-fiction…
Et moi, moi, je les emmerdais, tous ces cons jaloux. Je voulais leur dire, leur crier : « Regardez, admirez !... C’est moi l’élu de son cœur ! Je n’ai rien que ma petite gueule de novice, mes gestes d’orpailleur, mes poches vides, mes silences de troubadour, ma chemise ouverte et ma dent de requin à côté de la médaille de la Vierge, pour lui plaire !... » Moi, je bronzais, je bronzais, aux soleils timides de ses sourires les plus courageux…

Un instant, quand le bourdonnement bruyant du bistrot se taisait, Cohen chantait dans le juke box ses : « Lover, lover, lover », Jimmy Hendrix revisitait l’hymne américain et Bécaud, amer, cherchait encore son orange volée. Dans un prolongement du bar, du côté des WC, s’entassaient des sacs et des valises de marins. Certains de nous s’y changeaient pour retrouver leurs habits civils plus séants, d’autres reprenaient l’obligatoire tenue militaire avant de passer sous la Porte Principale…
Avec son accent de l’Est, elle disait des « houit » charmeurs, quand c’était huit ; j’adorais la taquiner avec mes remontrances enjouées. J’essayais de lui apprendre la bonne prononciation du mot mais elle s’obstinait avec ses « houit » en me les murmurant comme une oiselle amusée qui gazouille ses gammes provocantes sur une branche printanière…

Au hasard des consommations, elle traversait la salle du bar avec son grand plateau rempli de verres. Un peu hésitante, au milieu de tout ce brouhaha de tempête, elle chaloupait entre les groupes de matafs amarrés autour des tables. Courageuse inconsciente, elle avait sa façon prévisible de me frôler qui disait : « Je te plais ?... As-tu cette solidarité d’attention ?... Comment me trouves-tu ?... Suis-je à ton goût ?... » Moi, je fermais les yeux, je respirais les effluves de son sillage avec empressement pour les distiller dans mes rêves les plus effrontés…

Parfois, au cassage d’un début de partie, une boule de billard s’échappait du tapis vert et ses rebonds étaient comme un diapason de marteau piqueur cherchant l’unisson sur le carrelage. Pendant ce temps de métronome exalté, tous les bruits se taisaient comme s’ils se fixaient dans l’éternité heureuse des souvenirs inaltérables…

Un soir, le long du zinc, pour la chiner, je lui avais réclamé un « pantalon ». Elle qui cherchait toujours à me faire plaisir, elle se trouva fort dépourvue quant à cette commande tellement saugrenue… Je voyais un millier de points d’interrogation se tisser sur son doux visage, soudain contrarié. Désespérée, elle chercha sur les étiquettes des bouteilles des étagères, elle demanda à l’autre serveuse, elle se renseigna auprès de sa patronne. Invétéré espiègle, j’aimais bien son accablement de faiblesse. Sa fragilité ne la rendait que plus belle, plus limpide, plus délicate, plus irrésistible…
Après son service, une nuit d’audace, une nuit vorace, une nuit brise-glace, une de ces nuits de champs de pâquerettes, avec ses un peu, beaucoup, passionnément, nous sommes montés jusqu’à sa chambrette…

 

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Commentaires
B
Magnifique je le dis souvent j'adore ta façon d'écrire de décrire j'étais dans ce bar et je voyais l'amour dans vos yeux <br /> <br /> Bravo et Merci Pascal
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W
Faudra que tu me donnes des leçons, ici aussi nous avons tendance à dire houit !
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C
quelle belle plume envoutante<br /> <br /> <br /> <br /> avec une slave érotico-trop jolie<br /> <br /> avec des descriptions à faire damner tout les cavaliers<br /> <br /> houit<br /> <br /> <br /> <br /> j'ai aimé<br /> <br /> <br /> <br /> 😎
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K
Tellement bien raconté... Bravo Pascal !
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M
Ah l'amour. Très bien raconté.
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P
Désir et fascination sous une plume bien taillée. Très beau.
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J
A chaque fois c'est une nouvelle peau pour cette vieille cérémonie !<br /> <br /> <br /> <br /> D'après Jacques Perry-Salkow l'anagramme de "Le journal d’un séducteur" est "jeu cruel d’un sale tordu". Mais je me garderai bien de faire un rapprochement ici où ce texte d'une beauté poétique à couper le souffle brille d'un éclat de diamant. <br /> <br /> <br /> <br /> Et merci pour la piqûre de rappel :<br /> <br /> <br /> <br /> https://youtu.be/FYkJuAb0mMk
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V
A te lire la femme est toujours l'avenir de l'homme réjouissante démonstration
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M
Exquis !
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J
Encore une histoire de tombeur coquin ?<br /> <br /> <br /> <br /> On va devoir te rebaptiser Don Juan, Pascal !<br /> <br /> <br /> <br /> Eum, ta Germaine, en est-elle au courant ? <br /> <br /> <br /> <br /> ;-)
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