LE PALAIS DE L’EMPEREUR (Lorraine)
« Le Palais de l'Empereur est si vaste qu'un homme ne peut parcourir toutes les pièces en l'espace d'une seule vie. Des parties entières du Palais sont négligées et abandonnées et se mettent à mener une existence étrange, indépendante. » (1)
Vous n’y croyez pas ? J’étais sceptique, moi aussi. Un jour, j’ai voulu en avoir le cœur net et j’y suis entrée.
C’était la nuit, je marchais sur des tapis brodés d’or, et les laquais que j’ai croisés ressemblaient à des ombres : ils ne m’ont pas vue. Peut-être, moi aussi, ressemblai-je à une ombre ? Mais peu importe.
J’ai marché longtemps sans pousser une seule porte. Je savais (n’est-ce pas étrange ?) qui vivait derrière chacune :empereurs, rois, princes et duchesses. Ils ne m’intéressaient pas, je cherchais un endroit abandonné depuis des siècles quand mes mains tâtonnantes dans l’obscurité soudaine ont frôle un rideau ; je m’y suis accrochée et…il s’est ouvert !
Nous étions dans un autre monde, ailleurs, dans une tourelle dont l’escalier arrondi me mena en plein bal ; celui des feux follets. Ils étaient des centaines, et leur lueur bleutée sautillait en cadence, côte à côte avec les feux follets vermillon. Quelques flammèches jaunâtres dansaient à contretemps, mais tous étaient gais et m’ayant aperçue, me firent entrer dans la ronde. Un étang somptueux renvoyait leur silhouette souriante. Un parfum de thym et de lavande m’enivrait un peu quand mon cavalier me susurra à l’oreille : « Il est temps pour vous de repartir, nous venons de passer 20 ans ensemble, continuez donc votre recherche » !
J’avais sursauté : vingt ans ? Le temps d’une valse chez les feux follets ! Je me précipitai vers le miroir : aux tempes, mes cheveux grisonnaient ! J’étais arrivée jeunette et curieuse, je me retrouvais au bord de la cinquantaine.
Vous ne m’en voudrez pas : j’ai fait demi-tour malgré mon désir de visiter la « Salle des Pas perdus » (qui, paraît-il, résonne du bruit des talons hauts et des bottes masculines, des marchés aux fleurs et des baraques foraines) et de surprendre le « Lieu des fées » où, dit-on, elles envoûtent sans baguette, d’un simple regard.
Revenue sur terre, je regretterai toujours le Palais de l’Empereur. Non pour son luxe éblouissant, mais pour le bal des Feux Follets où j’ai perdu ma jeunesse.
(1) Extrait de « La galerie des glaces » de Steven Milhauser.