Un K particulier (EnlumériA)
Quelque part dans la maison, le balancier de la comtoise s’arrêta, suspendu entre deux battements. Un rayon de lune éclaboussa le plancher d’une myriade de particules adamantines. La photographie de Maora se posa sur le sol comme une feuille dans une brise d’automne.
Comme une balle transperce d’incertaines dimensions, ce qui avait été Damien un milliard d’éons auparavant, parcourait sa trajectoire dans le bleu infini du grand nulle part. Vélocité puissance infinie versus sérénité absolue.
Il y eu une sorte de choc sourd, un peu comme un poing gigantesque frappant un édredon, suivi d’un ralentissement démentiel. L’impression de sombrer dans un torrent de sang coagulé. Et puis les visions. Une fêlure déchirait le visage de Marjorie. L’éclat de rire d’improbables hyènes tissant d’étranges émanations de haine concentrée. Les chiens de Tindalos n’auraient pas fait mieux.
Une angoisse indescriptible heurta l’âme de Damien. Et toujours le visage de Marjorie ricanant comme une naïade obscène. Bien vite remplacé par le délicieux minois de Myriam. Damien se rasséréna jusqu’à ce que son petit visage d’enfant sage se délite en un atroce conglomérat de vers et de moisissures. Damien hurla, tenta de se débattre. Ses mains le démangeaient atrocement. Les yeux rieurs de Martine, enfin, semblèrent éclairer les ténèbres pourpres dans lesquelles il s’enfonçait maintenant comme dans des sables mouvants incandescents. Ce ne fut que de courte durée. Les territoires de l’inquiétude, à nouveau. Des larmes de sang ruisselèrent sur les joues nacrées de Martine. Terreur froide ! Ses mains le brûlaient comme si un chirurgien fou s’amusait à lui charcuter les paumes. Les lignes de votre main ne sont pas conformes, monsieur. Je me vois contraint de les reformater.
Damien s’arracha du magma purpurin. Accélération exponentielle. Les étoiles s’effilaient en lignes flamboyantes.
Efflorescence de lumière dorée sur fond d’iris irradié. Délivrance impromptue d’une indicible angoisse. Damien avait l’impression d’avoir été nettoyé de fond en comble. Jaillissement du corps de gloire sur fond de musique céleste. Il émergea doucement dans une cascade de lumière. Un ciel d’un rose intense voilait l’immensité cosmique.
Damien était allongé sur du sable fin. Sous ses paumes désormais apaisées, il sentait ce sable comme s’il se fut agi de poudre d’or. Tu es en train de mourir mon gars, pensa-t-il. Oui ! confirma une voix qui n’en était pas une. Une sensation plutôt. Une vibration délicate qui survenait du plus profond de son subconscient. C’était jubilatoire et atroce à la fois. Non-sens ! Pris de panique, il se redressa. Un océan marmoréen s’étendait à perte de vue.
Damien se leva. Il n’aurait plus à se demander quelle impression cela faisait de sortir d’un lave-linge géant. Il se sentait bizarre, comme si un joaillier céleste l’avait poli de l’intérieur, mais ça allait. Inquiet, il regarda ses mains.
…
Quoi ?
…
Il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Il se frotta les yeux. Observa de nouveau, incrédule. Depuis toujours les lignes de sa main avaient la particularité de dessiner un M impeccable. C’est pourquoi, au rythme de ses aventures amoureuses, il s’était forgé une superstition personnelle. Martine, Myriam, Marjorie. C’était fou. Les coïncidences significatives de Deepak Chopra. Ses copains s’étaient bien foutus de sa gueule quand il avait tenté de leur expliquer cette étrange particularité. Tu délires mon vieux. C’est le hasard, c’est tout. Ah ! Vous me faites pitié. Allez vous faire foutre.
Damien regarda encore la paume de ses mains. Le M avait disparu. Il n’y avait plus rien. Ses paumes étaient lisses comme les fesses d’un bébé.
La plage s’étendait à l’infini sous un ciel rose persan parsemé de petits nuages argentés. L’océan scintillait comme une plaque de lapis-lazuli sous les rayons d’un soleil radieux qui n’aveuglait pas. Au loin, sur une presqu’ile, une étincelante cité de cristal brillait de tous ces feux. Sur le sable mouillé des traces de pieds nus. Un peu plus loin une casquette de marin dans laquelle jouait un crabe mordoré.
Il marcha quelques mètres sans trop savoir dans quelle direction se diriger. Il se sentait étrangement en paix ; avec une sensation de manque toutefois. Comme un vide là, à l’emplacement du plexus solaire.
Bon ! Qu’est-ce que je suis censé faire maintenant ?
Il aperçut au loin une cabane de pêcheur. Il avait trouvé où aller.
C’était une cahute bâtie de bric et de broc vaguement décorée de bois flotté. Avec une ouverture sur le devant en guise de porte. Un auvent protégeait la bicoque. Sous l’auvent un chat attendait.
Bonjour ! dit le chat. Tu y auras mis le temps.
Les chats ne parlent pas.
Qu’en sais-tu !
Damien pénétra dans la cabane. Il y faisait frais. Il n’y avait personne. L’ameublement était sommaire. Une table, un banc et une couchette recouverte d’une couverture indienne. Sur la table une corbeille de fruits et une cruche d’eau limpide.
Le chat l’observait toujours.
Sais-tu ce que tu es venu faire ici ?
— Non.
Tu es venu la retrouver.
— Qui ? Marjorie ?
Oublie-la !
— Qui alors ?
Cherche !
Damien mangea quelques fruits, but un peu d’eau. Elle avait le goût d’un lac sous la lune. Le chat avait disparu. Désœuvré, il décida d’aller se tremper les pieds dans l’eau, histoire de faire le point. Il regarda de nouveau les paumes de ses mains. Elles n’étaient plus lisses. Quelque chose qui ressemblait à un K apparaissait sous la lumière rasante. Un K ? C’était stupide. Il repensa à cette Maora sur la photo. Encore un M. Tout cela n’avait aucun sens.
Il se demanda à quelle distance se trouvait la cité de cristal. Peut-être que là-bas il trouverait des réponses. Un K ! N’importe quoi. Il se mit en marche, ramassant çà et là de chatoyants coquillages. Il se redressait quand qu’il aperçut une silhouette au loin. Quelqu’un approchait.
C’était une femme à la démarche élégante et souple. Elle avançait d’un pas ferme et pourtant, elle semblait perdue. Comme absente d’elle-même.
Intrigué, Damien fourra les coquillages dans sa poche.
La femme était maintenant tout près. Quelques mètres à peine. Blondeur et yeux Véronèse.
Elle s’arrêta pour observer Damien avec une expression ennuyée.
— Bonjour ?
La voix était hésitante mais claire.
— Bonjour, répondit Damien. C’est pas la foule par ici.
— C’est ce que je cherche.
— Ah !
Damien triturait les coquillages dans sa poche. La femme gardait le silence.
— Je m’appelle Damien… et vous ?
La femme eut une moue d’étonnement.
— Vous voulez savoir qui je suis ?
— Il semblerait.
— Avant on m’appelait Eva.
« E ! » songea Damien. Bon ! Ça c’est fait.
— Pourquoi avant. Quelqu’un a trafiqué votre état civil ?
La femme poussa un soupir de lassitude.
— D’une certaine manière, oui.
Damien se gratta la joue en signe d’embarras. Il hésitait.
— Avant ! fit-il en hochant la tête. Et… maintenant… On peut savoir ?
— Est-ce vraiment important ?
— Mon petit doigt me dit que oui.
— Kaelia. Pourquoi vous grattez-vous la main comme ça ?
Pour la première fois un sourire indulgent illuminait son visage de princesse vénitienne.
Damien regarda encore une fois les lignes de sa main.
— Pour rien.
Kaelia désigna la ville au loin.
— Vous m’accompagnez ?