Etienne Lamin (Pascal)
C’était mon copain d’école. A *Gaillard, on a usé nos culottes courtes sur les bancs de la primaire, du CP jusqu’au CM2. On partageait tout : l’encrier, les billes, les goûters, les bandes dessinées, les petits soldats et… les punitions… A la récré, on était toujours les voleurs, poursuivis par quelques gendarmes, on était toujours dans la même équipe, on avait toujours mille jeux de préau quand la pluie dérangeait nos courses de chapardeurs ! En classe, on peignait la même feuille de platane : celle, parfaite, avec des reflets d’or, des nervures comme des fleuves et des captivants parfums d’automne. A tour de rôle, on la respirait longuement et on croyait un instant, en fermant les yeux, qu’on était encore pendant la récré.
A la dictée, on faisait les mêmes fautes ; aux exercices de calcul, ces bêtes baignoires percées avec des robinets fuyants ou ces trains en avance sur des horloges de gare en retard, on avait les mêmes résultats ! De toute façon, à la maison, on n’avait pas de baignoire et on n’avait jamais pris le train mais on avait… les mêmes punitions… Au coin, dans la tiède buée des vitres, on dessinait des têtes de Toto !
On en a écrit des lignes sur nos cahiers, des lignes et des lignes de : « Je dois me tenir correctement en classe », de : « Je ne dois pas me retourner pendant une dictée », « Je dois apprendre la récitation », etc, etc…
Lui, il était encore plus fort, il se faisait même punir individuellement, si je puis dire. Des lignes, il en a écrit des centaines et des centaines !... Il remplissait son cahier avec ces obsédantes punitions à répétition ; il vidait l’encrier à force d’écrire sa pénitence.
C’est vrai qu’il passait son temps, les yeux collés à la fenêtre. Il était comme un petit moineau emprisonné dans une cage, une plume ne trouvant jamais de repos dans le courant d’air de ses aspirations profondes. Si on partageait la plupart des bêtises terrestres, lui, il s’enfuyait seul, tout là-haut, dans son monde, celui d’une autre dimension. Béat, il flottait dans une liberté de soupirs insatiables. Les tables de multiplication, les récitations, les lectures, les dictées et autres leçons d’histoire, c’était bien en dehors de ses devoirs d’écolier. J’avais beau lui donner des coups de coude, pour le remettre sur l’aiguillage de la leçon du moment, il restait désespérément muet, hors d’écoute de toute chose factuelle. Il posait sa tête dans sa main et, calé sur un coude, en veille, il partait en balade buissonnière jusqu’à ce que ses yeux papillonnent dans un ailleurs mirobolant…
Je me suis toujours demandé ce qu’il regardait dehors ; les oiseaux insouciants, la brillance des avions rectilignes, les feuilles des platanes, ces tourbillonnantes en couleur, la réverbération irisée du soleil dans les vitres, les glissades fuyantes des gouttes de pluie, les nuages passagers, la course folle des ombres clandestines, les éclairs fous des orages, les frondaisons des arbres avec leurs pépites de soleil comme des étoiles éphémères, la rougeur des toitures, le brouillard furtif des fumées évanescentes, je n’ai jamais su…
Quand une fenêtre était entrouverte, au printemps, c’était les effluves des lilas et des glycines qui l’enivraient ; l’été, c’était le parfum des herbes jaunissantes, la sève des arbres alentour ou le goudron fondant de la cour qui attirait ses inspirations. L’automne, avec son cortège des senteurs neuves de la rentrée, du plastique flambant des protège-cahiers, en passant par les pages jaunies des vieux livres et jusqu’au faux cuir de la trousse, avait les faveurs de ses inspirations écolières mais l’hiver le replongeait dans d’intenses voyages aux blancheurs neigeuses, délivrés aux exhalaisons magiciennes des cheminées environnantes…
Et que dire des agitations de la rue ? Quand le réparateur de vélos du coin laissait tomber une clé sur son glacis, c’était comme le la du diapason urbain qui harmonisait tous les autres bruits du quartier ! Les frémissements des feuillages, les quelques mobylettes pétaradantes, les âpres conversations des ménagères, la chorale des moineaux effrontés, les martinets piaillant leurs évolutions, c’était naturellement son orchestre !...
C’est sûr, il était dissipé par ses sens, Etienne.
Furieux, l’instit lui balançait sa craie avec force et violence ! On entendait l’impact brutal sur notre bureau, ou dans les environs, et le projectile éclaté laissait sa trace blanchâtre collée sur le bois. Parfois, philosophe, il le regardait avec un brin de mansuétude comme s’il était jaloux de son voyage intérieur et que, malgré tous ses efforts d’instituteur, il ne pourrait jamais lui apporter les mêmes rêves planants avec ses leçons de tableau et ses figures géométriques. Fatalement, encore puni, c’est Lamin qui essuyait le tableau, qui tapait la brosse, qui restait dans la classe sans récré et qui copiait inlassablement ses punitions de lignes…
Récemment, j’étais en transit entre Amsterdam et Londres ; nous nous sommes reconnus à Roissy ; après des effusions sincères d’anciens de Gaillard, en riant fort, nous avons échangé quelques souvenirs de bancs, quelques courses d’agate et quelques malices de fond de cartable. Il était en fier uniforme d’aviateur ; à force de regarder le ciel, c’est peut-être pour cela qu’il était devenu pilote chez Air France. Ha, les lignes de Lamin auraient-elles pu lui présager un pareil avenir ?...
Pascal.
*Gaillard : Ecole primaire Gaillard.