Rue des pas perdus (Djoe l'Indien)
Je ne sais plus comment j'étais arrivé là.
A vrai dire je ne savais plus vraiment où j'étais. "Rue des pas perdus", indiquait un de ces vieux panneaux émaillés de bleu perché sur le mur d'un petit immeuble. Il avait dû en voir passer, des passants aux pas nonchalant errant dans sa ruelle. A n'en plus savoir les compter, je crois !
Un léger rayon de soleil le faisait vibrer au son de mes talons sur les pavés. Un autre le faisait sourire, et il me reste à ce jour l'étrange certitude qu'il m'avait fait un clin d'oeil... Suivant son regard je me retournais et tombais nez-à-nez avec ce qui ressemblait fort à une petite boutique. De quoi ? Mystère. Trônaient au-dessus de la porte ces mots en lettres dorées : "Parfums d'ailleurs". Enfin, dorées... Il fut un temps où elles avaient dû être dorées mais ce temps était passé, tout comme la couleur.
Il faisait sombre à l'intérieur, et à travers la vitrine je voyais surtout le reflet du mur qui me tournait le dos. J'approchais, le nez bientôt collé à la vitre, la main au dessus des yeux pour tenter de briser la lumière. La pièce semblait petite, toute de bois vêtue, mais je ne voyais pas grand chose.
J'ai donc poussé la porte, ne m'attendant absolument pas à ce qu'elle s'ouvre, ce qu'elle fit pourtant. Sans grincer, sans forcer, sans coincer. J'aurais presque pu être inquiet, si j'avais été dans un film d'horreur, si le soleil avait été couché et si la lune avait projeté des ombres dansantes contre les pavés ! Mais je suis entré sans trop y penser, bien qu'hésitant quelque peu.
Effectivement, plusieurs parfums m'ont semblé venir danser autour de moi, comme pour me souhaiter la bienvenue. Effectivement, la pièce était petite, également. Quelques mètres carrés, tout au plus 10. Adossée au mur qui se trouvait sur ma droite, une sorte de bibliothèque massive agrémentée d'une multitude de tiroirs et petite porte. Elle recouvrait la totalité du mur et avait dû être montée à l'intérieur, impossible qu'elle pu passer par la porte. Dans le fond de la pièce un petit comptoir surmonté d'un bougeoir à trois branches disposées en triangle. Il n'y avait personne. Il n'y avait pas d'autre porte non plus, donnant sur une éventuelle arrière boutique. A vrai dire il n'y avait rien d'autre que ce que j'ai énuméré. Si ce n'est ces légers parfums... et une certaine dose de curiosité.
Je commençais à dévisager ce meuble, admirant sa facture. Ciselures, enluminures, marqueteries de bois et de nacres, dorures et argentures...
J'approchais la main d'un tiroir pour l'ouvrir, curiosité oblige. Un arc-en-ciel de senteurs épicées en sortit soudain, et tout c'est coloré des décors d'un de ces ailleurs annoncés au dessus de l'entrée ! Des saris mordorés ou rougeoyants décorés d'arabesques brodées enveloppaient des danseuses brunes aux yeux noirs étincelants. J'entrevis même un tigre passer au loin en feulant sous les ombrages, alors qu'une musique semblait venir de nulle part.
Je refermais bien vite le tiroir sous le coup de la surprise. Pourtant, ma main en cherchait déjà un autre, avide de savoir ce qu'elle pourrait y découvrir. Un parfum de cannelle sur un fond de bouddha allongé s'en échappa sous une couleur de coucher de soleil. Le suivant m'enroba de vanille pendant que d'espiègles lémuriens m'observaient depuis les arbres sous lesquels je me trouvais, au milieu des sonorités de la jungle toute proche !
Et j'ai joué ainsi à voyager jusqu'à en être épuisé, tout comme si j'avais parcouru à pieds toutes ces merveilles !
Je n'avais toujours vu personne lorsque j'ai repassé la porte de la boutique, et n'ai aucune idée du temps que j'ai pu passer à l'intérieur. J'avais bien pris garde à refermer soigneusement tous les tiroirs avant de sortir, puis j'ai repris mon errance dans les rues de la ville. Il ne me restait rien que l'impression d'être suivi de mille parfums d'ailleurs, portés par une foule dansante et riante. Je me retournais parfois mais ne voyait rien ni personne.
J'ai quelquefois essayé de retrouver la boutique sans jamais y parvenir. Personne ne la connaissait, ni même n'en avait entendu parler. Pas plus que de la "Rue des pas perdus", d'ailleurs...