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Le défi du samedi
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25 juin 2011

la révélation (Faman)

Etait-ce de l’avancement ? Un avertissement ? Une punition ? Une mise au placard ? Heng eut du mal à se prononcer. Bien sûr, passer du statut de contremaître d’équipe à chef de ligne de production était vu par beaucoup comme une promotion, une reconnaissance méritée de la qualité du travail effectué. On ne se salissait plus les mains sur les machines outils, on s’occupait un peu moins des questions techniques et un peu plus de l’aspect administratif de la conduite de l’usine. On avait le beau rôle. Les collègues ne s’y étaient pas trompés et sitôt la circulaire d’information affichée sur le mur de la salle communautaire, on avait trinqué, à grand renfort de saké bon marché, au succès futur de Heng dans ses nouvelles attributions.

Mais Heng était inquiet. Il n’ignorait pas ce qu’il était advenu de son prédécesseur. C'est-à-dire qu’il savait que personne ne savait ce qui était arrivé à Tsai-Shen, pas même lui. Et c’était finalement bien plus inquiétant que de savoir. Un jour, Tsai-Shen n’était pas venu et ce fut la seule chose que l’on sût. On avait signalé à la direction l’absence du chef d’équipe, Heng avait alors d’autorité pris le relais pour gérer la ligne de production durant la semaine qui avait suivi. Un soir, le directeur était venu visiter Heng dans les vestiaires pour lui annoncer, sans autre forme de cérémonie, qu’à dater du surlendemain, il prendrait le bureau de chef d’équipe et serait promu. Heng avait remercié très humblement, quoique sans émotion, son supérieur mais avait toutefois demandé ce qui était arrivé à Tsai-Shen. Le directeur avait froncé les sourcils, s’abstenant de parler pendant quelques secondes, puis haussé les épaules et, avec un grand sourire, il avait évoqué l’avenir radieux qui s’annonçait maintenant pour Heng dans son nouveau poste. Quant à Tsai-Shen, personne ne le revit jamais plus.

Heng était arrivé une heure avant l’équipe. Il voulait prendre ses marques. Il connaissait le travail de son supérieur, il avait de la bouteille dans la boîte, mais il lui fallait surtout se faire à sa nouvelle stature. C’était un cadre désormais. Ça n’avait plus rien à voir avec le fait d’être contremaître. Heng se souvenait de son service militaire. On y respectait les sous-officiers parce qu’ils étaient toujours des vôtres sur le terrain, ils couraient avec leur gars, ils rampaient dans la même merde qu’eux. Mais les officiers, eux, ils regardaient tout ça depuis la crête, à l’abri de la pluie et du vent, derrière d’épaisses contingences de sac de sable, le regard planté dans leur paire de jumelle. Ce n’était pas du respect qu’il avait pour eux, c’était une crainte mêlée de haine. Heng ne savait pas comment la transition allait se passer. Devenir l’un d’eux, de ceux d’en haut, de ceux d’en face. Il ne voulait pas décevoir ses gars, ni la direction. Sa position allait lui demander de faire des sacrifices pour maintenir le rythme de production.

Il pénétra dans le bureau, alluma le néon. La pièce avait été nettoyée et vidée de toute trace de son ancien occupant. La direction faisait bien les choses. Il s’assit au bureau, c’était un solide meuble de bois. Carré. Rustique, Epais. Solide et loyal. Ce bureau, c’était la Chine. Un à un, il ouvrit les tiroirs. Ils étaient vides ou contenaient quelques consommables et divers ustensiles de bureau. Le dernier tiroir, celui situé en haut à droite, était toutefois fermé et verrouillé.  La clé en était introuvable. Heng trouva curieux qu’on ait pensé à nettoyer et vider toute la pièce sauf ce petit coin de meuble.

L’équipe finit par arriver, la musique des machines se mit en route et Heng se concentra alors tout entier à son nouveau poste. Les jours, les semaines, les mois passèrent. Bien que passablement occupé par ses nouvelles responsabilités, chaque jour, à l’heure de la fermeture, le regard de Heng revenait inlassablement se poser sur la poignée de l’étrange tiroir, désespérément clos. Un soir, il se rendit compte que c’était là le seul lien qui lui restait avec son ancien chef et qu’à travers le panneau de bois, c’était le souvenir de Tsai-shen qui perdurait. Peut-être contenait-il la réponse à la question de sa soudaine disparition ? Ce tiroir fermé, dans un univers où le moindre secret, où la moindre part d’intimité étaient perçues comme autant de trahisons envers la communauté, ce refuge du privé, ce contenant mystérieux dont il ignorait les trésors, l’obsédait.

Un soir, n’y tenant plus, et prétextant quelques paperasseries à terminer, il attendit que l’ensemble du personnel quittât les lieux. Une fois qu’il fût assuré d’être seul dans les locaux désormais silencieux, il emprunta un tournevis à l’atelier et entreprit d’ouvrir le sinistre tiroir. La serrure ne lui opposa que peu de résistance. Elle céda dans un léger clic métallique. Heng soupira, pris une profonde inspiration puis ouvrit en grand le tiroir et en contempla le contenu.

***

Xin venait de sortir de sa douche. Il était maintenant seul dans les vestiaires, l’heure était tardive car la journée avait été longue pour le contremaître. La disparition subite de Heng, son supérieur, ne simplifiait pas sa tâche et lui rajoutait beaucoup de travail. Il lui fallait gérer la production et l’administratif en sus. Le directeur choisit ce moment pour faire irruption dans les vestiaires. Il interpella sèchement Xin et lui annonça sobrement que dès le lendemain, il prendrait le bureau du chef d’équipe et qu’il s’agissait là d’une promotion. Xin en fut réellement heureux. Il remercia son patron avec déférence, et lui assura pour plaisanter que la nouvelle allait plaire à son épouse. Après un bref rire de politesse, le directeur le salua et allait prendre congé quand l’employé lui demanda subitement si on avait eu des nouvelles de Heng.  L’homme s’arrêta, hésita un instant, puis haussa les épaules et avec un grand sourire, évoqua l’avenir radieux qui s’annonçait maintenant pour Xin dans son nouveau poste.

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Commentaires
J
Merci beaucoup pour le renseignement, Faman. Quand j'ai voyagé en Chine, j'ai bu beaucoup de Xing Dao, mais je n'avais pas vu de saké.
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F
Pour Joye, le saké est, à la base, une bière de riz Chinoise dont les méthodes de fabrication furent exportées vers le Japon. Les Chinois sont encore aujourd'hui de grands consommateurs de saké.
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F
Merci à tous :)<br /> C'est toujours un plaisir de revenir aux défis !<br /> Katyl, dans le tiroir de Heng il y avait deux stylos et une boite de trombones<br /> <br /> Ou alors je confond avec le mien, attend je vérifie.<br /> <br /> ***<br /> <br /> On n'entendit plus jamais parler de Faman.
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C
J'aime les histoires sans fin comme celle-ci, avec cette incertitude que l'on trouve dans la littérature asiatique
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E
De la curiosité comme un supplice chinois...Excellent !
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K
il nous faut la suite, j'ai juste du mal avec les noms à la noix de pécan , mais bon!! ton récit est si intéressant, le plan tiroir pas ouvert, je suis sur les nerfs!! dis nous tout<br /> katyL
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W
C'est plus un tiroir, c'est la boîte de Pandore !
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V
C'est ce qu'on appelle une histoire à tiroirs, non ?
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3
une histoire sans fin... et très troublante
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J
Satané tiroir !<br /> <br /> Un très beau récit, vraiment !<br /> <br /> Pour ma gouverne : boit-on beaucoup de saké en Chine ? Je pensais que c'était une boisson strictement japonaise. Au temps pour moi !<br /> <br /> Je répète : une très bonne histoire ! BRAVO !
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