LA DOUZE TE RESSEMBLE TOUT À FAIT (Joye)
(d’après un épisode de la Twilight Zone par Rod Sterling, 1964)
- Mais je ne veux pas subir la Transformation, maman, ne comprends-tu pas ?
La mère de Manon la regarda avec le peu de surprise que son visage pouvait lui permettre. Cela faisait longtemps qu’on défendait l’émotion extrême, cela laissait des marques permanentes sur des visages autrement parfaits et construits pour durer au moins un siècle sans la moindre ride, si l’on se soignait correctement en buvant trois verres de Sourire tous les jours.
- Manon, tu n’es pas raisonnable. Chaque fille y passe à l’âge de dix-huit ans. Ne veux-tu pas être jeune et belle toute ta vie ?
- Non, maman, ce n’est pas important. Je préfère rester qui je suis.
- Oh, tu dis cela maintenant, Manon, mais tu regretteras plus tard, et tu sais ce que la Société Transforme nous dit : Plus tard, ce sera trop tard. Et puis d’ailleurs, tu sais bien que ta copine Véro l’a fait faire et tu sais bien à quel point elle en est heureuse.
Manon hésita. Elle aimait sa mère et sa copine Véro, mais c’était toujours son papa qu’elle aimait le plus.
- Tu sais, maman, dit-elle enfin, en regardant la perfection de sa mère, papa disait qu’il m’aimait comme j’étais.
- Mais tu sais bien que ton papa a été transformé lui aussi comme tous les autres ! Penses-y, s’il n’était pas mort dans l’Accident, il aurait eu ses cent sept ans la semaine prochaine ! Ne penses-tu pas que ton papa aurait voulu que tu aies cent sept ans, toi aussi ?
- Non ! Je m’en fiche ! Papa m’a fait lire Shakespeare, et Voltaire et Camus et…
- Manon ! Je te défends de parler de ces œuvres pornographiques ! Tu sais bien qu’on les ait bannies il y a longtemps ! Tu sais bien qu’elles ne faisaient que nous rendre malheureux ! Tu verras : la transformation nous rend tous des égaux en beauté. Après ta transformation, tu n’auras aucune raison d’être malheureuse.
Le visage de maman souriait encore, montrant ses dents parfaites.
- Non maman, ces œuvres étaient pleines de bon sens. Elles nous apprenaient que sans laideur, la beauté n’existe pas ! Sans vieillesse, la jeunesse perd son sens ! C’est très ennuyeux d’être tout le temps heureux !
- Oh, Manon, tu es
trop jeune pour comprendre. Allez, viens boire un verre de Sourire. L’Agence a
envoyé deux choix pour toi, tu pourras te faire refaire en 8 ou en 12. Et ne pleure
pas, ma chérie, tu sais bien que cela fait gonfler les paupières affreusement.
Tu ne voudrais pas que le Technicien de Transforme ait plus de mal que
nécessaire !
- Mais pourquoi ne puis-je pas garder mon visage ?
Maman sourit encore. Inexorable.
Manon prit le verre que sa mère lui tendait. Elle en boirait un peu, en attendant que sa mère somnole dans son bonheur chimique, et puis elle se sauverait. Elle irait chercher les gens dont son papa lui avait parlé avant son suicide. Car elle savait bien qu’il s’était suicidé, Manon savait que cette histoire d’Accident était une fabrication pour protéger la famille. Donc, juste une petite gorgée…mais..le goût de son Sourire lui semblait étrangement amer…
Lorsque Manon se réveilla, elle sut qu’elle était encore à la clinique Transforme. Elle vit à côté du lit sa copine Véro qui gazouillait en brandissant un miroir devant sa copine.
- Tiens, regarde ! La douze te ressemble tout à fait !
Manon se regarda.
- Ah oui, tout à fait ! Oh ! Que je suis heureuse !
Et puis elle sourit tout grand, montrant ses dents parfaites.