défi 118 (Caro_carito)
Une question d’éclairage
Le ciel est bas et le soleil ne pointe pas entre les deux tours. Je viens d’entendre le bip du micro-ondes, pas le temps d’allumer la cafetière ce matin. Le reste de café d’hier suffira, ajouté aux cinq minutes avant de plonger en apnée. Les grèves du jeudi filent encore dans le trafic du métro. Heureusement, les averses des deux derniers jours se sont essoufflées dans la nuit.
Une mésange vient de dégringoler du cerisier. Savourer la pause au goût amer, où chaque parcelle de mon corps se détend et, où mes pensées frémissent, attentives à l’envol de l’oiseau, à ce nuage tumultueux ourlé de bistre.
« Alouette, tu pars, le gosier tout gonflé... »
La voix s’éteint en même temps que ma tasse cogne la table. La tension est revenue, dans la minute, ils vont tous se réveiller et, de nouveau, cette voix nasillarde reprendra en boucle ce refrain idiot. Des bruits de porte, de douches interminables, des cris, des bousculades, il y aura Paul et Philomène, qui engloutiront un bol de céréales, les deux petits suivront. Stéphane arrivera, tranquille, en jean et chemise impeccable. Après lui, une odeur de vieux accompagnera le bruit haché d’une canne sur le carrelage. Une odeur surette, désagréable, envahissante. Tenace. Je le hais.
« De jeunes mélodies,
Et tu vas saluer le jour renouvelé. »
Tiens, aujourd’hui, il a retrouvé un gramme de mémoire. Mais il chante toujours aussi faux. L’autre jour, dans un accès de franchise, j’ai mentionné que cette torture devrait être interdite, Stéphane l’a apparemment mal pris en me débitant un discours sur les bases de la république, la sainte trinité, liberté gnagna, gnagnagné. C’est pourtant pas son père…
« Alouette, Alouette… »
Tiens le disque est rayé. Embouteillage à l’entrée pour ceux qui sont en retard, pour ceux qui sont à l’avance et Magali, l’aide qui s’occupe du vieux, sonne à la porte. Un des jumeaux, bonnet de traviole sur la tête, se précipite et j’entraperçois une silhouette vaguement féminine et le sourire énergique. Comment peut-elle le supporter ? J’entends le rythme inégal de la claudication. Les petits sont déjà dehors. Stéphane sourit au duo que forment l’insupportable vieillard et son massif ange gardien fraîchement débarqué. Elle vient de défaire son manteau. Sanglée de blanc, elle se tourne lentement vers lui et ils entament de concert le refrain, le visage ridé s’éclaire tandis que les mesures se répètent. Je les verrai presque baver d’admiration, mon spectateur de mari et le couple de rossignols. Je m’éclipse en bafouillant que je suis en retard, mais personne ne m’écoute.
Je suis loin déjà et les odieuses notes résonnent, toujours et toujours…. Je sais bien pourquoi ils lui sourient tous ; il est bourré de fric. J’ai bien vu le rictus de Stéphane quand nous étions tous réunis, deux sœurs / un frère et les pièces rapportées, pour se partager le vieillard ; soit couper en trois les quelques semaines où il vivrait encore sans complètement perdre la boule. Les deux aînés, les préférés, je savais qu’ils étaient prêts à tout pour ne pas laisser une miette des immeubles et des actions, des bijoux et des pièces rutilantes du coffre. Et d’autres conneries aussi. J’allais dire que je ne voulais pas de lui, quand Stéphane m’a prise de court ; nous nous sommes retrouvés avec le paternel, le lundi suivant.
À cet instant,-là, dans le bureau où bataillait des styles de nouveaux riches, j’ai détesté le visage de Stéphane sous l’éclairage hideux de la lampe Houssin. Tout comme j’abomine chaque jour davantage les lèvres mielleuses de sainte Magali, protectrice des futurs grabataires dans la blancheur du matin. À chaque fois, j’entends « la mise sur le vieux ! » et le tiroir-caisse qui chante.
Je ne veux pas de lui, il ne m’a jamais aimée. Ma mère est morte sans réponse à ce reproche, étais-je sa fille ? Vraiment ?
Je sens l’air froid, je me prépare à démêler les lignes du standard d’une voix attentive et policée. Dès la fin de la ligne de tram. Je m’en fous. Hier, quand je suis allée éteindre sa télé, écran plat, beuglante à souhait, je l’ai enfin vu. La lumière blafarde avilissait ces joues, révélant des cheveux épais et sombres encore. J’ai passé mes mains dans mes boucles cuivrées, caressé mes tempes à peine blanchies. À l’évidence, je ne saurais jamais.
Mais, cela n’avait plus d’importance, j’avais décidé, je n’étais plus sa fille. Tu peux aller saluer le jour renouvelé, avec ton cerveau en pâté d’alouettes, tu peux bien crever. Mais surtout, tu peux bien vivre.