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Le défi du samedi
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20 mars 2010

Les pendules à l'heure (Didier)

La vie de Jean avait basculé ce samedi-là. 10 heures, 23 minutes, 52 secondes. 74ème jour de l'année. Salle 97.  Il était encore un petit garçon. Yeux d'or pour la parole des grands. Yeux verts en songeant aux demains et en stockant des hiers. Il était en cours à l'école, ce samedi-là et il apprit que l'heure était en fait une convention. Une invention. Un rythme que l'homme avait calculé un jour et qui, ensuite, fut instauré. Il apprit qu'on s'arrangeait et qu'on jouait du fuseau, que parfois on enlevait une seconde pour équilibrer tout ça, qu'on pouvait aussi changer une heure si le temps venait à passer en mode hiver, ou en mode d'été. Le professeur avait eu un sourire en expliquant tout cela, Jean n'aima pas ce sourire, comme si le prof jouait un bon tour aux certitudes les plus absolues.

Jean ne riait pas. Il tremblait en quittant le bahut. Ebranlé. Retourné comme une crèpe. Il regardait sa montre d'un air furieux. Il l'avait mise dans sa poche.

Sa mère poussa des grands cris quand elle découvrit quelques jours plus tard qu'il avait jetée au panier sa seiko.

- Jean, ta montre ! Qu'est-ce qu'elle fait dans la poubelle ? Qu'est-ce qu'elle va penser, Tata, quand elle saura ? Hein ? Elle te l'a offerte pour ta communion, quand même. C'est de l'argent !

- Elle était foutue, bougonna Jean. Qui pensa autant à Tata qu'à la montre. Il l'avait tant désirée. Rêvée. La montre. Un sourire immense s'était dessiné sur son visage quand il l'avait reçue. Il posait sur elle des yeux velours. L'affichait fièrement. La donnait facilement, l'heure. Même sans qu'on la lui demande. Maintenant, elle ne valait plus rien. Il s'imprégnait de cette étrange certitude. Il avait envie d'aller démonter la pendule de l'église du village, de faire taire les cloches, d'aller tuer la voix de l'horloge parlante. Il l'appelait encore, mais pensait menteuse au lieu de noter les cinq ou six chiffres qu'elle égrenait.

- Mais non, elle est à la bonne heure, lui dit sa mère.

- Qu'est-ce que tu en sais ? bougonna en lui-même Jean. Tout devint relatif, pour lui.

A l'époque, ça lui trottait dans la tête : il voulait devenir horloger. A la place, il devint voleur. Voleur de temps, ce serait son métier. Il avait retenu la leçon. Oui, il serait voleur d'argent, tout le monde n'arrêtait pas de le lui dire. Le temps c'est de l'argent.

Au fils des années, ses poignets libres narguaient les polices du monde entier. On l'appelait l'homme rolex. Il s'en amusait. Fiché partout. Arrêté nulle part. La terreur des magasins et des chambres fortes. Rôdé comme une pendule. Précis comme une trotteuse. Mécanique infernale. C'était toujours en douceur. Réglé comme du papier à musique.

Il avait un jour expliqué à l'un de ses adeptes que son secret, c'était le temps. Tout simplement. Les années avaient passé. C'est comme si le temps n'avait pas de prise sur lui.

- Tu vois, petit, avait-il expliqué à l'air hagard qui le suivait des yeux. Le temps, il est là, il est à toi. Alors tu le prends. Et tu observes, tout. Tu notes, tout. Tu calcules, tout. Tu réfléchis, à tout. Et tu verras. A un moment, c'est le moment.

- Mais comment on sait Monsieur Jean ? Que c'est le moment ?

- On le sait, c'est tout.

Jean ne gardait pas beaucoup de centimes pour lui. Il offrait l'essentiel de ses prises à des orphelinats. De tous les continents. Il avait toujours cette curieuse exigence : que l'on supprime les montres et les pendules, que l'on se fie au soleil et à la lune, que l'on dorme quand on a sommeil, que l'on mange quand on a faim, que l'on boive quand on a soif.

Il précisait toujours qu'il viendrait vérifier si ses consignes étaient respectées. Et que si elles ne l'étaient pas, les établissements devraient lui rembourser les sommes.

Tout était écrit. Personne ne pipait mot.

Après les orphelinats, Jean étendit son action aux écoles, intervint dans la formation des enseignants, s'adressa aux parents, se paya des publicités dans les médias. Mille et une rumeurs circulaient sur cet étrange Robin des bois. L'homme rolex. On fit des films. On anima des débats. On sortit des bouquins.

Jean ne voulait plus se fier au temps des hommes. Invention ! Foutaise ! Il voulait montrer que les montres mentaient, depuis la nuit des temps, et que la vie n'était pas la vie, que la dictature du temps, c'était bien assez. Les pendules n'étaient que des arrangements tacites entre quelques uns.

Peu à peu, le monde changeait.

Un jour, Jean fut avertit de l'imminence du décès de sa mère. On lui demandait de venir. De veiller sur son dernier souffle. Il avait 74 ans, elle en avait 97.

Il promit qu'il serait à l'heure. Et il le fut. La porte grinça doucement quand il entra et elle eut un sourire chaud comme un oranger généreux lorsqu'elle le vit arriver.

- C'est toi, enfin, j'ai crains que tu ne viennes pas, murmura-t-elle. Tu en mis, du temps !

- Je suis là, maman, j'ai toujours été là, confia-t-il.

Dans sa poche, il massait la montre au verre brisé qu'il était allé rechercher en maugréant dans la poubelle, qu'il avait ensuite piétinée de rage. Se faisant promesse. Elle était tout le temps dans sa poche. Sans arrêt. Il ne la regardait jamais.

- Quel heure est-il ? demanda-t-elle, comme si elle avait un train à prendre, comme si cela avait de l'importance.

- Il est temps, ne t'inquiète pas, répondit-il, à peine étonné par la question. C'était son heure.

Sortant pour la première fois depuis 62 ans la montre de se poche, il se rendit compte qu'elle était en effet pile à l'heure, la même que celle indiquée sur l'un des écrans qui entourait sa mère. Il en fut assez stupéfait, quand même. Alors il lui donna l'heure. Elle l'accepta.

- C'est bien, dit-elle.

- Je t'aime, maman.

- Je t'aime, mon fils.

Leurs mains se serrèrent, la montre passa de l'une à l'autre. Des doigts usés en firent le tour. Elle sourit.

- Tata serait contente, estima-t-elle. Mais elle est cassée ?

- Quelle importance, Il demanda. Ce n'était pas une question.

Elle ferma les yeux.

- J'ai tout mon temps, dit Jean quand on les retrouva au petit matin main dans la main unis par une montre antique. Il demanda encore quelques minutes, qu'on le laisse avec elle, s'il vous plaît.

Cela faisait des années qu'il n'avait pas demandé de temps. Il s'en fit la remarque. On le lui accorda. C'était inutile. Il l'aurait pris. C'était son temps, après tout.

Il quitta la chambe 97 à 10 heures, 23 minutes, 53 secondes.

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Commentaires
1
Une partie de la vie où le temps ne compte pas ou compte beaucoup. <br /> <br /> Amicalement - daniel
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T
Magnifique Didier ! (dans tous les sens de l'expression)
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Z
conte ou non je suis séduit et quelque peu ému par cette belle histoire...
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C
Un conte ? C'est une histoire, où le personnage principal part en quête, suite à un événement qui change sa vie... et à la fin, ça finit bien, il a appris des choses et nous avec... (c'est un résumé à grands traits) <br /> Il me semble à moi aussi que ce texte a de jolis airs de conte.
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D
Suis preneur...<br /> Si vous avez un peu de temps...<br /> C'est marrant que vous ayez lu un conte.<br /> Je n'avais pas la sensation d'en écrire un.<br /> Je me suis toujours demandé ce que c'est au juste un conte ?
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V
La boucle des nombres est bouclée... en temps et en heure!<br /> Très joli compte initiatique.<br /> Sourire<br /> Vanina
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V
Bravo!<br /> J'ai un vrai coup de cœur pour ce texte.
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P
Un conte, c'est bon à lire un conte... pour illustrer le temps.
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W
Oui, nous mesurons aujourd'hui des phénomènes prenant de l'ordre de la femtoseconde, mais que savons-nous du temps ?
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V
on remonte le temps comme les saumons remontent les rivières .
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J
Très bien menée, émouvante et mémorable. Je retiens surtout cette belle comparaison : <br /> <br /> « elle eut un sourire chaud comme un oranger généreux »<br /> <br /> Une phrase délicieuse comme un de ses fruits.
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