Je m’étais installé, il y a quelques années déjà, à Sainte-Anne-de-la-Pérade. Il s’agit d’une petite municipalité du Québec, située sur la rive nord du Saint-Laurent.
La Pérade est surtout connue pour la pêche sur la glace en hiver. Quand ce dernier a transformé en glace les eaux de la rivière Sainte-Anne, on y construit un village temporaire constitué de cabanes de pêcheurs. Une cabane peut accueillir quelques pêcheurs qui tentent d’y attraper le poulamon, espèce de petite morue, au moyen d’un fil et d’un hameçon qu’on met à l’eau à travers un trou pratiqué dans la glace.
Je menais à La Pérade une vie de solitaire. Je n’avais jamais été attiré par cette activité de pêche sur la glace, prisée par les résidents, ainsi que par de nombreux touristes, selon ce que j’avais entendu. C’est en allant cueillir mon courrier au bureau de poste que l’idée a commencé à germer dans mon esprit. Des affiches placées dans les vitrines des quelques commerces concentrés au centre du village annonçaient l’ouverture de la saison de la pêche. Celle-ci avait eu lieu la fin de semaine dernière. Même si j’étais porté à penser que j’étais trop vieux pour m’initier à cette activité, une partie de moi avait le goût d’un peu de nouveauté dans ma vie qui se déroulait comme un long fleuve un peu trop tranquille.
Le dimanche suivant, je me suis donc présenté au kiosque d’accueil où l’on m’a donné les informations d’usage et dirigé vers la cabane portant le numéro 12. Quand j’y suis entré, il y avait un homme qui était assis sur une planche qui lui servait de banc. La cabane comportait deux bancs qui se faisaient face et pouvait contenir au plus quatre pêcheurs. Je me suis assis face à cet inconnu et j’ai engagé la conversation.
- Bonjour monsieur.
- Bonjour. Est-ce que cela vous dérange que je fume? Je peux éteindre ma cigarette si vous préférez.
- Non. Je fume moi aussi. Je vais en profiter pour m’en allumer une.
Je cherchais mes cigarettes dans mes poches. Comme je ne les trouvais pas, je dis :
- Il semble bien que je les ai oubliées à la maison.
- Tenez, prenez-en une.
- Non merci. Je ne veux pas avoir l’air de celui qui fait semblant d’avoir oublié ses cigarettes pour en quête une.
- Allez, prenez-en une. Ça me fait plaisir.
- Alors d’accord. Je vous remercie. Je m’appelle Gustave Labbé.
- Vous habitez à La Pérade?
- Oui, depuis quelques années, lui répondis-je.
- Et vous, êtes-vous un touriste?
- Non, j’habite à La Pérade moi aussi.
- Je ne me rappelle pas vous avoir déjà croisé.
- Par contre, mon nom devrait vous dire quelque chose. Je m’appelle Delphis Moreau.
- Delphis Moreau. Ah! Vous êtes le père du…
- Oui, c’était mon fils.
- … du double meurtre.
- C’est bien cela.
- Je suis désolé, lui dis-je.
- Vous n’avez pas à être désolé.
- Je ne savais pas que vous viviez toujours au village.
- Oui, c’est ici que je suis né. C’est ici que je veux mourir.
- Je vous trouve bien courageux.
- Je ne sais pas si c’est du courage ou de l’entêtement, me répondit-il.
- Et la mère de, du, votre femme?
- Jeannine ne s’est jamais remise des événements. Elle s’est laissée mourir.
- Est-ce que vous avez refait votre vie?, lui demandai-je.
- Refaire sa vie. Quelle expression! Quelle illusion surtout!
- En fait je me demandais si vous viviez seul.
- J’avais compris. Oui je vis seul. Mes enfants ont tous quitté le village et n’y ont jamais remis les pieds.
- C’est bien triste tout cela.
- En effet, ça l’est. Mais parlez-moi de vous. J’espère que votre histoire est moins triste que la mienne.
- Moins triste, c’est certain. Je suis veuf. Je n’ai pas eu d’enfant. La solitude finit par peser.
- Vous pêchez souvent le poulamon?, me demanda-t-il.
- Non c’est la première fois.
- Moi c’est la première fois depuis nombre d’années. Il faut briser la glace, me dit-il.
- N’est-ce pas ce qu’on vient de faire?
- Pardon?
- C’est ce qu’on vient de faire, non, briser la glace. Deux inconnus qui font connaissance, qui se révèlent.
- Oui, vous avez raison, sûrement. Mais je parlais plutôt du trou dans la glace… Si l’on veut pêcher. Le trou s’est refermé.
Nous avons eu alors un grand éclat de rire qui scella notre complicité qui dure encore aujourd’hui.