Début années soixante-dix. En mer, on ne reçoit pas de courrier, pas de télégramme, pas de coup de téléphone ; il n’y a pas de télé, pas de radio, pas de journaux, que des seuls bruits de coursives et des infos punaisées sur un modeste tableau ; elles sont des laconiques résumés dans des petits encarts découpés.
Les jours se ressemblent tellement sur la mer ; lundi, jeudi ou dimanche, c’est sans importance. Notre temps est régi par le seul devoir de l’astreinte à notre poste ; nos ambitions se nourrissent de ce seul présent. Ici, il n’y a pas d’impératif temporel, tous ces emplois du temps décideurs, toutes ces pseudo-obligations responsables, toutes ces nécessités d’humain bipède à l’assaut d’une aussi brillante qu’illusoire vie terrestre.
Le matin, le soleil est blanc ou lumineux de ce côté ; le soir, il est brumeux ou enflammé de cet autre côté ; c’est la seule certitude du jour et c’est la seule gravité. Pour lui donner toute sa valeur, on devrait étalonner notre Vie sur cette unique considération, cet état de couleur ; on devrait meubler ce Temps précieux avec de l’Amour et de la Compassion.
Dans la journée, quand le stade d’étanchéité le permet, entre deux sas, ce soleil traverse le bord de part en part en mettant un peu de lumière là où d’habitude, les ombres se terrent. Cet éclairage est anachronique ; il donne à toutes les déclinaisons des gris austères une dimension fallacieuse de croisière.
Il y a l’immensité de la mer, l’immensité du ciel et nous, si brindille au milieu, laissant l’infime signature de notre sillage éphémère entre tous ces bleus extraordinaires. C’est là, sur cet Infini chaotique, qu’on mesure notre insignifiance ; c’est ce qui donne de l’intérêt grandiose à chacune de nos respirations. La nuit, quand les étoiles soufflées se redistribuent dans le ciel, en mimant des signes de zodiaque, on peut tout espérer de la nôtre quand on la voit palpiter dans un coin de firmament. Pendant le temps d’un coin de lune, l’horizon se galvanise d’intempérantes vagues argentées ; parqués entre des nuages possessifs, il semble que tous les poissons réunies s’harmonisent en scintillements de déclinaisons métalliques.
En pleine autarcie, nous vivons en dehors du temps et des choses factuelles. Quart, cafétéria, poste d’entretien, bannette, régissent cet ordinaire. La solitude est grégaire et l’ennui est sans mystère dans notre garçonnière. Entre les quarts, on bouquine, on clope, on écrit, on dort, on joue de la guitare, on pense, on reclope. Pour tuer le temps, on discute, on se chamaille, on brime gentiment nos souffre-douleur, on enrôle des compagnons de tarot, on recoud un bouton, on prépare un semblant de café.
Aux bercements du navire, ses craquements nous envoûtent ; ses grincements nous emportent. Les rideaux rouges des bannettes, les tenues de sortie sur leurs cintres, les serviettes de bain, se balancent doucement, et pendant leurs oscillations hypnotiques, nous sombrons dans des comas d’endormissement aussi cotonneux que rêveurs.
Sinon, du mal de mer, on souffre du mal du pays. Plus les jours passent, plus l’éloignement se concrétise et plus on recrute nos bleds alliés ; ceux avec qui on prend les mêmes trains de permission. Quand on se retrouve, ici ou là, on a des discussions de montagne et de grand air, de rivière et de truite, de clocher et de spécialité culinaire. Chacun a son histoire, sa fête foraine, sa danse de bal, sa petite copine, sa dernière lettre, sa dernière carte postale, ses parfums d’églantine. Quand il se récite, son accent du pays nous ferme les yeux, pendant le partage de ses secrets implicites.
Entre Valeur et Discipline, Honneur et Patrie, la vie en mer n’est plus tout à fait militaire ; si nous restons un bateau de guerre, la rigueur a ses limites contestataires. L’apparat, les galons dorés, la jugulaire, le petit doigt posé sur la couture du pantalon, tout ça, c’est rangé dans les valises et dans les malles ; on saura bien les ressortir aux futures escales. Les officiers sont invisibles, leurs subalternes sont transparents ; les casquettes sont toutes rentrées. Les « pontus » se cachent sous leurs blousons de mer et les mécanos prennent leurs quartiers dans leurs tanières.
A la chauffe, on lave nos bleus et nos blancs en les laissant tremper dans un seau en ferraille ; de temps en temps, on balance une purge d’auxiliaire pour entretenir une bonne température de blanchiment dans le récipient. Puis on les étend sur les plaques de parquet ; à la lessive et au balai-brosse, on les frotte énergiquement. On rince avec l’eau de la citerne et on appelle un collègue pour essorer ; c’est toujours des grandes luttes de force où chacun cherche à faire tourner l’autre avec le linge en tire-bouchon. C’est qu’il faut la surveiller, sa lessive ! Il y a toujours un malin pour balancer un bout de pain, des outils ou des chiffons dedans et ça finit par des batailles de seaux d’eau ! Quand la mer remue un peu, ce sont des parties de patinoire sur les plaques de parquet ; c’est à celui qui va le plus loin et qui revient le plus vite ! On bizute les derniers arrivés, on taquine les autres, c’est sans fin. Devant la façade, le coude sur une lanterne, on tire la clope comme si l’on était amarré sur le zinc d’un rade de la basse ville. Parfois, nostalgiques, on reste de longs moments à regarder cette chaîne de ramonage et sa façon insidieuse de se balancer aux lents mouvements du navire.
L’allure constante est casanière ; dans les coursives, on croise les mêmes têtes, aux mêmes heures. A la caf, on a nos tables attitrées, nos tabourets enroulés à leurs pieds, et personne ne se risquerait à les occuper en dehors de la spécialité. On parle de machine, de chaufferie, d’exploit, d’escale, de fille, de perm ; dans notre hublot, inlassablement, l’horizon défile sans un paysage consistant ; des embruns s’accrochent à la vitre, mais ils se retrouvent étang, lac, rivière, fleuve, et retournent inlassablement pleurer à la mer.
A l’aube, du côté du local de la boulangerie, il fleure bon des parfums de pain frais ; dans la coursive centrale, le nez sur d’obscures trappes, des « mazoutiers » opèrent des mouvements de combustible entre les soutes ; le bidel, toujours tiré à quatre épingles, serre quelques mains ; c’est la relève de quart dans les haut-parleurs du bord. Derrière la porte du sas entrouverte, un instant, le ciel s’éclaire en fête de ses premières guirlandes flavescentes.
Sur la plage arrière, parfois, entre les vagues de la mer, on aperçoit un supertanker ou un voilier, le souffle d’un cachalot ou les bariolages lointains d’un porte-conteneurs ; quand des mouettes nous poursuivent, on cherche une terre. Naturellement, on change de fuseau horaire, de tropique, d’océan et de mer…