Peur bleue. (Yvanne)
Il avance, légèrement voûté, d'une démarche pesante, sa sacoche se balançant mollement au bout de son bras droit. Brusquement, il les voit. De violentes zébrures balaient le ciel obscurci. Les éclairs violacés le figent. Il ne voit plus qu'eux depuis le pont qu'il traverse chaque soir en rentrant. La lumière du gyrophare à leds ou au xénon, bleue comme sa peur, l'électrise, affole son cœur. Une angoisse soudaine l'étreint. Le sentiment diffus d'une menace imminente le submerge. Il frémit. Ses jambes fléchissent et il s'effondre contre la rambarde.
Il n'aurait pas dû la laisser seule ce matin. Mais tous les matins se ressemblent désormais. Les soirs aussi d'ailleurs. Quand il franchit la porte de l'appartement elle l'accueille, souriante, apparemment détendue. En femme amoureuse et attentionnée, elle se jette à son cou, le débarrasse de son manteau. « Ça va chéri ? Pas trop fatigué ? Tu me raconteras ta journée ! Tes clients ou...plutôt tes clientes, pas trop envahissantes ? « Elle accompagne ces paroles somme toute banales d'un regard qui en dit long. Un regard qui n'appartient qu'à elle.
Il a d'abord pris ces amorces de conversation pour de l'intérêt, de la sollicitude et s'est volontiers plié au jeu. Il a raconté un peu ses consultations de médecin nutritionniste. En rapportant ces séances il en rajoutait même au début pour la faire rire. Elle, si belle, si fine, aux membres déliés se moque cruellement de toutes ces femmes qui insistent auprès de son époux pour obtenir le Graal : maigrir sans trop d'efforts. Il s'est vite aperçu qu'elle prenait un plaisir pervers à les évoquer.
Il sait que ces personnes souffrent et il n'aime pas faire étalage de ces souffrances. Malgré son insistance il tait les vrais secrets qui le lient à sa clientèle. Il a commencé à comprendre quand elle a voulu savoir s' il obtenait de bons résultats. « Elles te vouent de la reconnaissance non ? Grâce à toi, elles redeviennent désirables ! « Il a alors saisi son tourment, sa jalousie maladive. Sa torture est d'autant plus insidieuse qu'elle s'applique farouchement à la cacher.
Il est désemparé. Son amour pour elle demeure malgré tout intact. Il a renoncé cependant à la convaincre de sa fidélité sachant que cela ne sert qu'à exacerber sa rage. Il est vrai que, tel un magicien, il a su redonner une allure, une beauté à des corps en perdition. Elle le sait aussi car il l'a souvent surprise à guetter les allées et venues de sa clientèle, assise au café d'en face.
Bien sûr, les femmes ayant retrouvé l'envie de plaire lui témoignent de la gratitude. Et il juge leurs compliments et remerciements assez légitimes. Mais jamais la moindre ambiguïté, le moindre trouble. Les relations avec ses malades ont toujours été limpides. Bien sûr, il les a aidées, stimulées, il fait sienne leur lutte. Mais il ne mérite pas ses doutes. Devant cette injustice, il a d'abord senti monter en lui une révolte qu' il avait de plus en plus de mal à maîtriser. Puis il a fini par baisser les bras. Les insinuations, les persiflages, les sarcasmes, il leur oppose maintenant le silence. Il la regarde et se demande comment ces yeux superbes, d'un bleu profond, ces yeux qui le séduisent toujours peuvent se charger d'éclats aussi haineux, comment cette bouche d'une rondeur encore enfantine peut vomir des flots de paroles aussi odieuses, blessantes.
Mais qu' il se taise ne fait qu'attiser sa hargne. Depuis peu, elle se rue sur lui telle une furie et martèle sa poitrine de coups de poing. Il ne peut rien pour elle pense-t-il pour se donner bonne conscience. En fait, il n'ose pas s'ouvrir de ses soucis à des confrères. Et d'ailleurs, elle refuse obstinément de consulter et prononce des mots terribles : « Tu me crois folle et tu voudrais me faire interner n'est-ce pas ? Ce serait pour toi la porte ouverte vers la liberté ? Mais je ne te ferai jamais ce plaisir, mon cher ! «
Qu'est elle capable d'inventer ? Ses névroses dévastatrices le hantent. Il se hâte maintenant. Il court jusqu'au bout de la rue craignant le pire. Mais non. Tout est calme. Le gyrophare bleu de l'ambulance s'éloigne, balayant la nuit de sa lueur glacée.