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Le défi du samedi
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7 février 2009

Moule à gaufres (Papistache)

Les yeux lui piquaient. Il avait roulé toute la nuit. L’aube tardait à se manifester. Le ciel plombé déversait des trombes d’eau. Le va-et-vient des essuie-glaces hypnotisait le chauffeur fatigué. La nuque lui tirait. Les muscles de sa cuisse droite s’anesthésiaient. Il ne cessait de caresser ses joues râpeuses. Il aimait entendre crisser les poils rêches de sa barbe.
De la main gauche, il se massa le cou et les cervicales. Les yeux lui piquaient.

A peine débarqué de son maxi-catamaran, le Bachi-Bouzouk, il avait sauté à quai et fui les journalistes, la foule, le bruit. Nestor l’avait embarqué dans sa camionnette qui sentait la marée et l’avait déposé devant l’agence de location de voitures. Il avait réglé la caution avec la carte bleue de son ami. Nestor donnerait ses reins pour le Capitaine, s’il lui en faisait la demande. Les deux ! Sans demande aussi, d’ailleurs.

Il venait de quitter l’autoroute et se dirigeait vers le centre ville. La pluie battait les vitres de la voiture. Il s’efforça de rester attentif à la circulation. Que de lève-tôt à Grenoble. Grenoble ! Pendant le dernier tiers de son tour du monde en solitaire, la ville n’avait cessé de hanter son imaginaire. Grelibre ! Le “Journal” de Stendhal. Ce gros bouquin était de toutes ses aventures maritimes. Un cadeau d’Irène, son amie des débuts. Irène, qui avait fini par épouser un brave terrien, lassée d’attendre au port. Un bouquin qu’il n’avait jamais eu, auparavant, l’envie de feuilleter mais qu’il embarquait à chaque virée, par superstition.

La voix sensuelle du GPS le guidait dans le dédale des rues éclairées. Il songea qu’en quarante-cinq ans, c’était la première fois qu’il pénétrait aussi loin dans les terres. Un vrai marin. Sa barbe crissa. Ses yeux lui piquaient. La prudence lui aurait commandé de dormir au moins vingt-quatre heures. Il avait fui la foule, les télévisions, les interviews. Nestor s’était tenu au bas de l’escalier ; sa camionnette de marin-pêcheur était passée inaperçue. Evidemment, dans un port !

Il l’avait rencontrée sur un forum. Merveilleux satellites qui permettent aux marins du siècle de tisser des liens tout en sillonnant les océans. Elle vivait à Grenoble. Son parfum —virtuel— emplissait l’air de l’habitacle du catamaran. Quand la connexion s’interrompait, il relisait le “Journal” de Stendhal. Un lien, encore, vers la jeune femme. Le grand catamaran avait volé sur les crêtes. C’est qu’ils étaient deux à la barre. Elle et lui. Ils avaient échangé leurs coordonnées courrielles et rapidement quitté le forum. Combien de messages échangés ? Autant que de flashes sur la jetée, à l’arrivée. Il massa ses cervicales. Il s’était promis qu’en cas de victoire, il débaptisait le Bachi-Bouzouk et le renommait K***, comme Elle.

Recalcul. Recalcul. Prenez la première à droite.
Il avait manqué l’embranchement. Clignotant à droite. Des paquets de mer semblaient monter à l’assaut de la voiture de location. Le Capitaine étira les muscles de son dos douloureux. Le vélo ! Il freina. La voiture, en fin de course, heurta le cycliste qu’elle jeta au sol. Le capitaine ouvrit la portière et se précipita pour relever la victime.
— Espèce de moule à gaufres, vous ne pouvez pas faire attention !
Le sang quitta le visage du capitaine. Toute la fatigue accumulée ces trois derniers mois pesa sur sa mâchoire. Ses pieds s’ancrèrent dans le bitume. Ses os se soudèrent les uns aux autres.

Des passants accouraient :
— Mademoiselle, ça va, vous voulez qu’on appelle le SAMU ?
— Ça va, ça va ! Je n’ai rien. Occupez-vous plutôt du spectre, là. Il a une tête à faire peur.


Elle avait dit : “Moule à gaufres !” C’était Elle. Le Capitaine regarda s’éloigner la jeune femme qui poussait son vélo en claudiquant très légèrement. L’image de ses yeux bleus se dilua dans la pluie qui sembla redoubler.
— Alors, Ben-Hur ! Tu la dégages, ta charrette ?

Le capitaine fut poussé dans son véhicule. Quelques claques s’abattirent sur la carrosserie. Il effleura l’écran de son GPS. Rallier point d’origine.
Recalcul. Recalcul. Il prit la direction indiquée par la suave voix enregistrée.

Vous avez vu, on aurait dit Capitaine Haddock !
— Haddock ? A l’heure qu’il est, il doit fêter sa victoire avec une p’tite pépée au fond d'son lit, eh, banane !

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Commentaires
C
J'ai adoré lire ce texte !
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A
Une rencontre renversante avec son autre? J'aime bien
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P
Ah ça, avec les rencontres à distance, on n'est jamais à l'abris d'une déconvenue...! Excellente idée et malgré l'histoire est belle!
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K
Voilà que je ne dirais plus jamais "moule à gaufres" de la même manière...LOL
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P
Belle histoire où le navigateur se fait trahir par son navigateur...<br /> Y aurait-il eu chute sans TomTom ?
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V
j'ai lu comme je lis une histoire et alors j'ai lu une histoire belle et bien racontée..même je pourrais y croire
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J
Le Capitaine amoureux... je trouve ca tres mignon.
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C
Le capitaine Haddock est bien trop ronchon pour ne pas être malheureux en amour ;-)
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P
Joye, je vais vous dire où j'ai puisé l'argument de mon texte. C'était là :<br /> J'ai toujours adoré les jurons du capitaine Haddock. D'ailleurs, je les utilise souvent ou m'en inspire.<br /> Mes fils ( pas ma fille je m'en rends compte à l'instant) ont été, moules à gaufres, ectoplasmes à roulettes, graine d'Aztèque, crapaud des îles, âne des carpathes, engeance de zouave ( avec humour et bienveillance je précise...lol)<br /> Je crois que l'on peut dire que ces expressions font partie de leur "vocabulaire de base"....MDR<br /> J'imagine donc que certains copains dans la cour d'école se font "traiter" d'ectoplasme à roulette...et bêtement: ça m'enchante !<br /> Posté par kloelle, 01 février 2009 à 13:04<br /> <br /> Vrai, Walrus, ces diables de Hollandais sur leurs vélos fantômes.<br /> <br /> Merci, Vanina.
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V
Un capitaine ivre... de fatigue!... ça colle au personnage!!!<br /> Belle histoire <br /> Sourire<br /> Vanina
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W
C'est que les Hollandais sont des virtuoses de la bicyclette. Au Tatoe d'Edimbourg, j'ai même vu une fanfare néerlandaise à vélo !
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J
Oui, mais a-t-elle une chaire ?<br /> <br /> ;-)
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P
Joe, mes personnages sont souvent des rêveurs, c'est vrai.<br /> <br /> Tilleul, c'eût été un autre destin !<br /> <br /> MAP, j'aime bien les histoires qui se terminent en queue de poisson.<br /> <br /> Parce qu'à Amsterdam, on peut... sans descendre de son vélo, Walrus.<br /> <br /> Un beau rêve, Valérie.<br /> <br /> C'est en effet partagé, Walrus.<br /> <br /> C'est justement cela Martine27.<br /> <br /> Madame de Staël, Voltaire, et John Calvin, mais Joye, vous connaissez donc très bien notre amie K***Elle. Elle doit porter un peu de chacun en elle (entre autres).
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J
C'est étrange, quand j'entends "Grenoble", je pense à Madame de Staël, Voltaire, et John Calvin, tous en exil...<br /> <br /> En tout cas, merci beaucoup de nous avoir emmenés tous en bateau !!!
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M
Pourtant elle avait le langage aussi coloré que lui, dommage
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W
C'est étrange, moi aussi quand j'entends "Grenoble", je pense "K..elle"...
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V
Pauvre Capitaine... <br /> Moi aussi je regrette la fin, on en attend tellement, de leur rencontre... <br /> Une belle idée, Papistache.
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W
Culbuter son amour sans même lui laisser le temps de descendre de bicyclette ! Voilà ce que c'est la navigation solitaire. Et la fréquentation d'Amsterdam...
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M
Une rencontre qui ne fut pas ad hoc, hélas !!!
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T
Excellent Papistache! Je regrette toutefois que le capitaine ne se soit pas donné à connaitre quand il a reconnu sa sirène virtuelle... mais, peut-on changer l'image d'ours solitaire de ce brave capitaine Haddock?...
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J
Belle poursuite d'un rêve !<br /> Mais la vie des héros est quelquefois très dure. Oserons-nous rappeler, par optimisme indéracinable, ce paradoxe : l'homme qui a déclaré "la vieillesse est un naufrage" est mort en ayant l'esprit appliqué à une... réussite !<br /> Oui nous osâmes !
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