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Le défi du samedi
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21 décembre 2013

L’avion (Pascal)

Mon fils courait dans le couloir de l’avion…  

Il avait cette curiosité insatiable qu’ont tous les enfants éveillés qui cherchent absolument à démontrer les vérités qu’on veut bien leur accorder à cet âge. Il organisait toujours ses questions surprenantes qui tombaient évidemment fort à propos dans les circonstances du moment…

Dans son entendement innocent, il enregistrait toutes les explications qu’il ingurgitait avec une grande attention mais il lui fallait toujours plus de preuves tangibles pour comparer  ses rêves à la réalité pragmatique. En catimini, il fabriquait ses recoupements personnels toujours remis à la question par un nouveau détail, une autre réflexion, une intelligente interrogation, une vérification concrète…  

Mon fils courait dans le couloir de l’avion et il surveillait avec une grande attention tous les hublots, les uns après les autres. Il poussait les rideaux et il montait sur la pointe des pieds pour admirer les paysages.

Les passagers se distrayaient en regardant cette insolite application d’intérêt pour l’espace traversé et il était devenu la petite vedette de notre compartiment.  

Ses yeux brillaient, brillaient d’une intensité incroyable. C’est comme s’il accumulait tous ses regards captivés pour en élucider l’amalgame inapaisable. Inlassablement, il scrutait l’horizon jaunissant puis l’azur bleuissant puis les nuages évanescents que l’avion traversait en vrombissant dans une monotonie de voyage ordinaire. Parfois, un rayon de soleil éblouissait brusquement son visage mais il était encore plus entreprenant dans sa recherche de la compréhension des choses. L’avion brillait de milliers d’étincelles furtives qui couraient, frissonnantes, sur le fuselage et il traversait encore un nuage gigantesque avec ses réacteurs ronronnantune torpeur d’interlude nonchalante.

Mais mon gamin faisait à lui seul le spectacle. Il sautait sur les sièges vides, il enjambait des genoux endormis, il se penchait et collait son petit nez contre les vitres épaisses puis il repartait dans la travée conquise en cherchant un meilleur angle de vue pour ses intimes observations. Même les hôtesses amusées lui laissaient le passage quand il fonçait vers un autre point d’investigation !...

J’aimais bien le regarder avec son allure effrontéede jeune moineau plus curieux qu’intimidé, par le manège extraordinaire de son allant de jeune spectateur, inconditionnel de l’espace.

Je voyais bien que mille questions voyageaient avec lui comme un bagage trop important dans sa petite tête. Une maman voit tout…

Mais seul, il tentait de résoudre ses problèmes en les rationalisant avec ses expériences vivantes du moment. C’est la première fois que nous prenions l’avion. Quel meilleur poste d’observation pour admirer le Monde et son envergure !...

Mon fils courait dans le couloir de l’avion à la recherche d’utopiques réponses à toutes les questions qui l’assaillaient dans ses réflexions. Il s’était aventuré plus avant dans l’avion de ligne. Visiblement, il cherchait d’autres hublots plus révélateurs, plus conciliants, plus novateurs pour effectuer ses ultimes vérifications d’altitude. Rien ne pouvait l’empêcher de poursuivre sa démarche volontaire et grandissante mais je lisais une sorte d’agitation intérieure qui perturbait sa logique d’enfant…  

Souriants et affables, les passagers l’avaient admis sur leurs sièges et quelques-uns avaient d’obscures discussions avec lui, des messes basses… Mais il repartait à l’assaut spontané d’une autre banquette, d’un autre fauteuil, d’un autre panorama et il consultait le Ciel avec son jeune engouement intact, toujours plus exacerbé… Même le commandant de bord l’avait croisé en ébouriffant affectueusement ses bouclettes d’aventurier juvénile !...

Mon fils courait dans le couloir de l’avion et il restait, le nez collé aux hublots de droite puis à ceux de gauche, avec la même inquiétude d’appréciation itinérante. Ses regards inquisiteurs s’accrochaient prestement dans tous les nuages. Il dévisageait les ombres, il cherchait quelque chose…

Hier, nous avons enterré son papy.

Mon vieux père s’en est allé avec sa maladie incurable jusqu’au cimetière et mon gamin, entre sa logique et l’évidence, entre ses prières et le présent, tout ce qu’on a pu lui expliquer pour calmer son imagination, s’occupait ailleurs pour meubler l’aventure de notre voyage du retour. Mais il était sensdessus dessous. Je suis sûre qu’il était troublé bien au-delà de sa compréhension. En plein Ciel, il cherchait les bonnes réponses qui, seules, pourraient l’apaiser…

Mon fils courait dans le couloir de l’avion et j’avais l’impression de voir mon papa, avec son visage rempli d’interrogations muettes… Et il repartait inlassablement vers une autre de ses missions secrètes…

Puis, comme un jeune pierrot fatigué, il s’est installé quelques secondes sur le perchoir des genoux avenants d’une grand-mère dans le secret et ils restèrent un long moment en plein conciliabule. Tous les deux, connivents, regardaient les nuages avec la même attention soutenue. Je pensais qu’elle avait la bonne réponse à tous ses questionnements mais il s’enfuit, encore et toujours, vers d’autres investigations plus anxieuses. Il n’était jamais rassasié de ses vaines recherches. Et je le voyais, encore plus attentif, dans les brumes irisées d’un beau nuage incandescent traversé. Ses yeux pétillaient de toute cette prospection, cette application forcenée de découverte en interrogations étincelantes…  

Mon fils courait dans le couloir de l’avion et, enfin, il est venu vers moi avec des grosses larmes bien trop lourdes à porter au bord de ses paupières. Les yeux tout remplis d’incompréhension enfantine, dans ce malheureux désespoir de cause, il m’a suppliée en criant à toute la travée émue :

« Mais maman, maman… mais, mais… ils sont où, les morts ?!... »

 

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14 décembre 2013

Essuie-glaces (Pascal)

Un jour de grande mer, à la sortie d’un quart et pour tromper la faim, nous avions décidé, Willi et moi, de grimper jusqu’à la passerelle du navire. La cafétéria était fermée pour cause d’impossibilité de faire un quelconque repas. A l’entrée, ils avaient laissé des œufs durs et une caisse de biscuits secs, épais comme des gâteaux amidonnés, pour caler nos estomacs.

C’était un petit escalier en colimaçon qui emmenait dans la coursive supérieure, celle des cabines des officiers, où se trouvait aussi le carré (les dépendances) du commandant.

Deux jeunes mécanos effrontés, en guenilles mazoutées, traversant en catimini le prestigieux couloir avec ses fanions, ses sabres d’abordage décoratifs, la plaque commémorative en bronze avec le nom de tous les anciens pachas, c’était comme une gageure, un affront, un risque insensé de se faire refouler d’urgence avec pertes et fracas par le premier gradé croisé dans ce couloir au tapis rouge. Mais les voies de la curiosité sont impénétrables au pays des aventuriers.

Je ne sais plus qui avait poussé l’autre dans cette nouvelle expédition hasardeuse. Et puis, notre boulot, c’était de faire avancer le bateau ; quel mal y avait-il de vouloir savoir où il allait et ce qu’il faisait, au moins le temps houleux de notre visite intéressée.

Les mouvements désordonnés du navire nous bousculaient sur bâbord et tribord avec d’impressionnants soubresauts rugueux que nous maîtrisions mal. Plus on montait dans les étages de la superstructure, plus les mouvements du navire s’amplifiaient dans des roulis interminables. C’était dantesque et rigolo… On devait se tenir à deux mains contre la coursive pour garder un semblant d’équilibre. Tout n’était que longs grincements sans fin, gémissements de tôles contorsionnées, ou glissements d’objets insolites se retrouvant par hasard au sol, fuyants ou revenants comme prisonniers dans des ressacs insatiables.

Les tableaux encadrés de notre « François Mahé de la Bourdonnais » s’écartaient largement des murs d’acier pour conserver un semblant d’assiette pendant ces gîtes interminables. Puis ils se plaquaient de nouveau en force brutale comme s’ils voulaient s’incruster dans la tôle. Les mouvements oscillatoires désordonnés, au rythme aléatoire du roulis, avaient quelque chose de surnaturel. Tous ces objets animés se forgeaient une âme récalcitrante, revêche, belliqueuse aux aléas intransigeants de la mer démontée. C’était comme un bercement instable qui ne veut endormir personne.

L’humidité ambiante était attachante ; c’était l’huile flottante de l’engrenage d’un pignon fou. Et il fallait être bien fou pour rester en mer avec un pareil temps ! N’importe quel capitaine sensé irait s’abriter dans une anse, une crique, une baie. Mais non, nous on baladait en mer ! (En langage marin, peu châtié je l’avoue, on dit : se faire branler les couilles… expression bretonne, sans doute…) Nous avons croisé un officier qui regagnait sa cabine. Il nous a regardéscomme si nous étions deux mutins à l’assaut de la passerelle puis il a porté prestement la main devant sa bouche et il a foncé dans la coursive…

Nous approchions… Déjà, des senteurs d’embruns picotaient nos narines frémissantes. Nous sommes passés devant la cabine du commandant et nous avons escaladé les quelques marches abruptes qui mènent à la passerelle en étant toujours aussi malmenés par le roulis omniprésent. Il fallait vraiment s’accrocher, s’arrimer, se caler pour garder une notion approximative d’équilibre rampant.

Je me cramponnais énergiquement à la rambarde d’ascension en espérant rapidement le prochain contre-balancementdu navire pour terminer ce périlleux périple. Nous sommes enfin arrivés dans le poste de commandement. Je me souviens des minuscules essuie-glaces qui balayaient les vitres de la cabine.

Tout à coup, l’étrave du bateau a plongé dans le creux d’une immense vague et j’ai entendu les hélices s’accélérer par le bruit des vibrations courant dans l’acier du navire. Les ordres se suivaient sans empressement, on effectuait les corrections de cap, le manœuvrier à la barre compensait l’impétuosité de cette navigation forcenée. Deux jeunes officiers observaient le mouvement tournant d’un radar dans un globe orangé. Sur le pont, jouxtant la passerelle, une équipe de timoniers scrutait intensément la mer avec d’énormes jumelles.

Le navire s’enfonçait, s’enfonçait comme s’il ne trouvait pas la fin de cette descente vertigineuse. Tout le monde s’agrippait fermement avec une rigueur tenace qui laissait présagerl’imminence de l’impact féroce avec la vague frontale. Le pacha était arrimé dans son fauteuil de commandement. Il nous a regardésun quart de seconde avec une sorte d’intérêt décalé.

L’étrave plongeait encore. Willi croquait dans son biscuit en oubliant les miettes qui giclaient çà et là. J’avais l’impression que j’allais basculer en avant en allant m’encastrer dans les matériels de navigation. Le bateau tremblait jusqu’à la dernière soudure. Nous étions entrésdans le creux de l’immense vague. Les timoniers, à l’extérieur, se sont enfin cachés derrière les armatures de protection en délaissant les grosses jumelles de mer scellées sur leurs piédestaux.

Puis l’impact est arrivé, foudroyant, désordonné et jaillissant. L’étrave a cisaillé la vague bleu colère et le brise-lame l’a éparpillée en mille paquets de mers aux embruns dentelés d’écume qui se placardaient en gifles sonores dans les vitres de la passerelle. C’était à peine croyable. La vague déchirée a giclé par-dessus notre escorteur d’escadre en barbouillant les cheminées de bave coléreuse, en rinçant toute la mâture de pluie saline, en blanchissant les ponts de vagues ravageuses, coureuses, furieuses…

Dehors, les timoniers avaient les yeux rivés dans leurs puissantes jumelles et les ordres continuaient de fuser imperturbablement à travers les regards, les gestes, les silences pesants. Le bateau avait dompté la vague et il s’en amusait un instant en la laissant courir sous son ventre. Mais déjà, une autre, plus grosse, plus virulente, plus enragée, plus féroce se préparait à notre assaut.

C’est là que, pendant quelques instants, j’ai aperçu un petit chalutier à deux ou trois encablures de nous. Péniblement, il rentrait au port et nous l’accompagnions.

En grinçant leurs chansons revenantes, les ridicules petits essuie-glaces s’évertuaient à nettoyer en rythme le paysage de la prochaine vague, quand le pacha nous a ordonné de quitter sa passerelle…

 

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