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Le défi du samedi
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14 décembre 2013

Essuie-glaces (Pascal)

Un jour de grande mer, à la sortie d’un quart et pour tromper la faim, nous avions décidé, Willi et moi, de grimper jusqu’à la passerelle du navire. La cafétéria était fermée pour cause d’impossibilité de faire un quelconque repas. A l’entrée, ils avaient laissé des œufs durs et une caisse de biscuits secs, épais comme des gâteaux amidonnés, pour caler nos estomacs.

C’était un petit escalier en colimaçon qui emmenait dans la coursive supérieure, celle des cabines des officiers, où se trouvait aussi le carré (les dépendances) du commandant.

Deux jeunes mécanos effrontés, en guenilles mazoutées, traversant en catimini le prestigieux couloir avec ses fanions, ses sabres d’abordage décoratifs, la plaque commémorative en bronze avec le nom de tous les anciens pachas, c’était comme une gageure, un affront, un risque insensé de se faire refouler d’urgence avec pertes et fracas par le premier gradé croisé dans ce couloir au tapis rouge. Mais les voies de la curiosité sont impénétrables au pays des aventuriers.

Je ne sais plus qui avait poussé l’autre dans cette nouvelle expédition hasardeuse. Et puis, notre boulot, c’était de faire avancer le bateau ; quel mal y avait-il de vouloir savoir où il allait et ce qu’il faisait, au moins le temps houleux de notre visite intéressée.

Les mouvements désordonnés du navire nous bousculaient sur bâbord et tribord avec d’impressionnants soubresauts rugueux que nous maîtrisions mal. Plus on montait dans les étages de la superstructure, plus les mouvements du navire s’amplifiaient dans des roulis interminables. C’était dantesque et rigolo… On devait se tenir à deux mains contre la coursive pour garder un semblant d’équilibre. Tout n’était que longs grincements sans fin, gémissements de tôles contorsionnées, ou glissements d’objets insolites se retrouvant par hasard au sol, fuyants ou revenants comme prisonniers dans des ressacs insatiables.

Les tableaux encadrés de notre « François Mahé de la Bourdonnais » s’écartaient largement des murs d’acier pour conserver un semblant d’assiette pendant ces gîtes interminables. Puis ils se plaquaient de nouveau en force brutale comme s’ils voulaient s’incruster dans la tôle. Les mouvements oscillatoires désordonnés, au rythme aléatoire du roulis, avaient quelque chose de surnaturel. Tous ces objets animés se forgeaient une âme récalcitrante, revêche, belliqueuse aux aléas intransigeants de la mer démontée. C’était comme un bercement instable qui ne veut endormir personne.

L’humidité ambiante était attachante ; c’était l’huile flottante de l’engrenage d’un pignon fou. Et il fallait être bien fou pour rester en mer avec un pareil temps ! N’importe quel capitaine sensé irait s’abriter dans une anse, une crique, une baie. Mais non, nous on baladait en mer ! (En langage marin, peu châtié je l’avoue, on dit : se faire branler les couilles… expression bretonne, sans doute…) Nous avons croisé un officier qui regagnait sa cabine. Il nous a regardéscomme si nous étions deux mutins à l’assaut de la passerelle puis il a porté prestement la main devant sa bouche et il a foncé dans la coursive…

Nous approchions… Déjà, des senteurs d’embruns picotaient nos narines frémissantes. Nous sommes passés devant la cabine du commandant et nous avons escaladé les quelques marches abruptes qui mènent à la passerelle en étant toujours aussi malmenés par le roulis omniprésent. Il fallait vraiment s’accrocher, s’arrimer, se caler pour garder une notion approximative d’équilibre rampant.

Je me cramponnais énergiquement à la rambarde d’ascension en espérant rapidement le prochain contre-balancementdu navire pour terminer ce périlleux périple. Nous sommes enfin arrivés dans le poste de commandement. Je me souviens des minuscules essuie-glaces qui balayaient les vitres de la cabine.

Tout à coup, l’étrave du bateau a plongé dans le creux d’une immense vague et j’ai entendu les hélices s’accélérer par le bruit des vibrations courant dans l’acier du navire. Les ordres se suivaient sans empressement, on effectuait les corrections de cap, le manœuvrier à la barre compensait l’impétuosité de cette navigation forcenée. Deux jeunes officiers observaient le mouvement tournant d’un radar dans un globe orangé. Sur le pont, jouxtant la passerelle, une équipe de timoniers scrutait intensément la mer avec d’énormes jumelles.

Le navire s’enfonçait, s’enfonçait comme s’il ne trouvait pas la fin de cette descente vertigineuse. Tout le monde s’agrippait fermement avec une rigueur tenace qui laissait présagerl’imminence de l’impact féroce avec la vague frontale. Le pacha était arrimé dans son fauteuil de commandement. Il nous a regardésun quart de seconde avec une sorte d’intérêt décalé.

L’étrave plongeait encore. Willi croquait dans son biscuit en oubliant les miettes qui giclaient çà et là. J’avais l’impression que j’allais basculer en avant en allant m’encastrer dans les matériels de navigation. Le bateau tremblait jusqu’à la dernière soudure. Nous étions entrésdans le creux de l’immense vague. Les timoniers, à l’extérieur, se sont enfin cachés derrière les armatures de protection en délaissant les grosses jumelles de mer scellées sur leurs piédestaux.

Puis l’impact est arrivé, foudroyant, désordonné et jaillissant. L’étrave a cisaillé la vague bleu colère et le brise-lame l’a éparpillée en mille paquets de mers aux embruns dentelés d’écume qui se placardaient en gifles sonores dans les vitres de la passerelle. C’était à peine croyable. La vague déchirée a giclé par-dessus notre escorteur d’escadre en barbouillant les cheminées de bave coléreuse, en rinçant toute la mâture de pluie saline, en blanchissant les ponts de vagues ravageuses, coureuses, furieuses…

Dehors, les timoniers avaient les yeux rivés dans leurs puissantes jumelles et les ordres continuaient de fuser imperturbablement à travers les regards, les gestes, les silences pesants. Le bateau avait dompté la vague et il s’en amusait un instant en la laissant courir sous son ventre. Mais déjà, une autre, plus grosse, plus virulente, plus enragée, plus féroce se préparait à notre assaut.

C’est là que, pendant quelques instants, j’ai aperçu un petit chalutier à deux ou trois encablures de nous. Péniblement, il rentrait au port et nous l’accompagnions.

En grinçant leurs chansons revenantes, les ridicules petits essuie-glaces s’évertuaient à nettoyer en rythme le paysage de la prochaine vague, quand le pacha nous a ordonné de quitter sa passerelle…

 

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Commentaires
S
On pense au rythme de la mer, au roulis au tangage et puis non finalement, ce qui subsiste de cet étonnant voyage, entre ciel et mer, c'est le rythme inlassable d'essuie-glaces ridicules... Sacrée chute, sacré texte ! Grand bravo !
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M
"Le navire s’enfonçait, s’enfonçait comme s’il ne trouvait pas la fin de cette descente vertigineuse." Une écriture magnifique !!!! Des descriptions soignées ! Belle séance de domptage : "Le bateau avait dompté la vague et il s’en amusait un instant en la laissant courir sous son ventre." Un récit très prenant et de qualité !!! Un énorme BRAVO Pascal !
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É
Très beau ! On sent qu'il y a du vécu (et si j'ai bien compris les commentaires, il y en a ?) et on attend aussi la vague avec anxiété...
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K
récit long mais haletant comme le dit Stella , j'avais un oncle qui se prénommait Willy<br /> <br /> qui aimaient aussi beaucoup les biscuits !!<br /> <br /> la question que je me pose : -" crois tu qu'il a eu le temps d'avaler son biscuit ??" <br /> <br /> car la lame de fond est arrivée au même moment ! pauvre Willi!!<br /> <br /> bisoussss et bienvenu Pascal<br /> <br /> katyL
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S
Récit très haletant! On sent bien que c'est une scène parmi d'autres et ça donne vraiment envie de le lire ce recueil d'aventures! Bravo!
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W
Je ne suis pas arrivé au bout, je suis allé dégobiller avec le premier officier rencontré... :-)
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C
Très belle écriture, je suis allée jusqu'au bout de ce récit épique et échevelé avec l'impression tangible d'avoir été sur ce bateau. Bravo
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V
Ah le rythme des essuie-glaces sur la mer déchaînée... et non loin la banquise... je sens que mon thé du matin va me donner le mal de mer :)
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J
De superbes descriptions, Pascal, je me retrouvais à bord un de ces navires que j'ai connu du cinéma. Tout est là : ouï, odorat, goût, toucher, vue. Le titre est brillant aussi, il nous met au rythme, comme le chef d'orchestre avant d'entamer une grande oeuvre.<br /> <br /> <br /> <br /> Bravo tout plein pour ce récit savoureux et excellent.
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