la molécule de l'oubli (Pivoine)
« Quel était votre visage avant que votre père et votre mère se fussent rencontrés ? »
KOAN ZEN, cité par Marguerite Yourcenar, dans « Souvenirs pieux ».
Impossible de me souvenir de la cellule apparue alentour de Noël 1956. De deux cellules. Encore moins de l'autre cellule. De leurs bagages respectifs. De la rencontre. Involontaire. Du long voyage dans les tunnels obscurs, de l'arrimage, d'une « activité cardiaque », d'abord et avant tout. Coeur qui s'arrêtera un jour de battre, après avoir donné naissance à un autre coeur qui bat.
Impossible de me souvenir du début de la vie. Impossible d'augurer de la fin de la vie. Je ne connais que le présent.
Je ne me souviens pas de la salle d'hôpital où je suis née
Je ne me souviens pas des cris qui remplissent l'atmosphère et des vêtements aseptisés du médecin de la sage femme des infirmières.
Je ne me souviens pas de ce que j'ai pu ressentir quand ma tête est apparue dans ce monde de bruit et de fureur
(Mais je me souviens de l'époque où j'ai lu ce livre).
Je ne me souviens pas de mes dernières heures de tranquillité, même si je puis les imaginer quand je me réfugie au fond de mon lit, couvertures sur la tête, avec juste un petit espace frais pour la respiration. Je ne me souviens pas de cette chaleur, mais je sais que j'aime cette chaleur et que j'en ai besoin.
Et que je l'ai parfois retrouvée au creux d'une épaule.
Et je glissais alors, doucement, dans le sommeil le plus lumineux de la vie.
Je ne me souviens pas de ce moment de combat, pour venir au jour - même si c'était la nuit, je ne me souviens de rien, comme c'est normal. J'ai tout vécu, nous avons tout vécu, sans savoir, sans comprendre, et nos yeux fermés s'ouvraient au monde. De quelle couleur étaient nos yeux ? La femme aux cheveux verts avait-elle des prunelles vertes et cette lumière insondable, venue des profondeurs?
Quelles fées se penchaient donc sur ce berceau?
Je ne me souviens pas des paroles anxieuses de ma mère, "Docteur, est-elle viable?"
Je ne me souviens pas de ma grand-mère, qui avait l'âge que j'ai aujourd'hui, et qui est venue me voir.
Ni du froid de la première nuit, ni des paroles rassurantes et douces ni d'un doigt, sur mon front. Je ne me souviens pas de la chambre déserte ni du berceau ni du biberon oublié ni d'avoir souri aux anges ni des rangées de langes propres séchant dans le jardin.
Je ne me souviens pas du premier hiver ni de l'Expo 58 ni des trams 1, 2, 3 et 4, ni du premier anniversaire ni des biberons ni du lait acide que j'aimais, paraît-il, je ne me souviens pas des chansons de ma mère ni de ses larmes ni de ce que je pouvais ressentir, en contemplant sa chambre.
Ni même des pots de confiture qui moisissaient lentement, sur la cheminée.
Cet inconnu commun à toute l'humanité s'arrête pour moi au moment où, malade, l'on m'a conduite dans un hôpital, pour y être soignée. Au moment où dans un lit blanc, en face d'une haute fenêtre de l'hôpital d'Ixelles, j'avais trois compagnes de chambre et un jus d'orange pour goûter.
L'inconnu s'achève au moment où le taxi, une Mercedes, me ramène à la maison, où il gare devant la maison, je sais que c'est ma maison, je me tranquillise, je suis chez moi.
Et j'oublie tout... A nouveau. Jusqu'à bientôt.
Et pourtant, j'ai une vie, une plume, un éternel roman, dans la tête et une chanson et un jardin, et même l'avenue Louise, pour me souvenir...
Bruxelles, avenue Louise, 11 juillet 1957 (c) J. Dallons