La Croix Poëlon (Epamine)
"Tu m'écoutes ?
- Fiche-moi la paix, je travaille !
- Bon, est-ce qu'aujourd'hui, tu vas enfin te décider ?
- Me décider à quoi ?
- A admettre que mon idée est lumineuse !
- Quelle idée ?
- L'idée de changer d'horizon, de partir à l'aventure, de prendre la route !
- Pour aller où ?
- Ben justement, c'est la question que je te pose régulièrement : où aller ?
- Nulle part !
- Rrrhôôô ! Tu m'énerves ! "
Et une fois encore, il se lance dans une interminable description de l'agitation permanente du carrefour de la Croix Poëlon, du va-et-vient incessant des véhicules et des piétons. Il se plaint de l'insupportable et longue immobilité de leur vie et évoque avec envie ceux qui ont la chance de pouvoir choisir leur destin en prenant tel ou tel chemin grâce à leur clignotant.
"Nous aussi, on clignote, mais on reste toujours au même endroit ! J'ai les jambes qui me démangent, moi, j'te f'rais dire ! J'ai envie d'ouvrir la fenêtre et d'aller voir ailleurs si la route est plus belle."
La réponse est des plus cassantes : "Tu ne pourrais même pas aller voir les voisins d'en face sans te faire écrabouiller et ce, même en passant sur le passage pour piétons. Déjà que tu n'es pas très épais…
- Oh, je t'en prie! Tu t'es regardé ? Tiens, justement, parlons-en de ceux d'en face. Aucune imagination, aucun esprit d'initiative : ils font, à la seconde près, exactement la même chose que nous…
- Parce qu'on fait un truc utile…
- Et qu'est-ce qu'on fait ? Cent fois, mille fois par jour, on fait la même chose : quand je fais coucou aux passants, tu te planques et dès que tu te montres à la fenêtre, tout rouge d'émotion, moi, je dois disparaître! Idem la nuit ! On dirait les affreux gugusses de ces vieux coucous suisses qui n'arrivent jamais à sortir en même temps de leur cabane en bois… Encore heureux que nous, on n'a pas, comme eux, les grosses pommes de pin qui pendent ! Franchement, on s'enquiquine ici ! En plus, on ne nous voit jamais ensemble et je suis sûr que tout le monde pense qu'on ne peut pas se supporter!
- Ce qui n'est pas complètement faux... Je te rappelle qu'on sauve des vies. Et si tu dis un mot de plus, c'est rouge de colère que je vais être et toi, tu vas être vert de trouille!
- D'accord, d'accord!... Je me tais!"
Deux secondes plus tard:
"Et si on pensait à nous avant de sauver la vie de gens qu'on ne connaît même pas, hein ? Bon, allez, je te rappelle vite fait mon idée : à gauche, on va faire un p'tit tour à Tours; à droite, on va à Chartres; en face, on va à Langennerie et derrière, c'est Vernou. Hihihi!
- Tu m'énerves avec ton "Derrière, c'est vers nous!" Change de disque! Essaye: "Et derrière, c'est Vouvray!" Mais en fait, ne dis rien parce qu'on ne va nulle part. On reste ici pour remplir notre mission ! Et je te signale qu'on connaît les gens : y'a la p'tite mémé au chien qui pisse, le jeune homme qui court, les deux adolescentes qui traversent en téléphonant, le couple d'amoureux qui s'bécotent et la classe du lundi… T'en veux encore ! Maintenant, tais-toi, je bosse ! "
Un silence pesant s'installa quelques instants, puis:
"Jusqu'à ta dernière étincelle de vie, ils vont te voir sans jamais te regarder ! Ils marchent vite, roulent vite, passent vite, vivent vite et ils se moquent pas mal de nous ! Et nous, par tous les temps, même si y'a pas un chat, on doit faire notre job!
Ah ! Comme j'aurais aimé habiter dans ce coin, avant l'arrivée des voitures, des poteaux électriques, du goudron et des passages pour piétons… Quand ce carrefour s'appelait encore la Croix Poilon et pas la Croix Poëlon, l'Augustin traversait la croisée des chemins avec son tombereau tiré par sa bourrique et s'arrêtait en plein milieu pour discuter le bout de gras avec la Zélie. Le vieil Anselme posait sa brouette au milieu de la route pour reposer son dos usé et s'essuyait le front avec son mouchoir à carreaux. Les gamins jouaient sans danger aux billes le long du trottoir, sur la chaussée. Et là, juste au-dessus de nos têtes brillait une lanterne à gaz accrochée au mur…
- Mais qu'est-ce que tu racontes? Et d'abord, c'est qui Augustin, Zélie et Anselme ? Et c'est quoi cette histoire de lanterne à gaz?
- Un mercredi, quelques gamins du lundi sont venus juste ici, à nos pieds, avec de vieilles cartes postales. Je les ai observés et je les ai écoutés. Quand je les ai vus s'en aller, j'ai vraiment eu envie de les suivre…
- Bon ! C'est bien joli tout ça mais tu me raconteras ta belle histoire de carte postale plus tard ! Allez, hop ! Moi, je suis complètement éteint. C'est à ton tour de briller, mon bonhomme !
- C'est fait, ça y est, je suis vert !"