Un carrefour spatio-temporel à Rennes (Ille-et-Vilaine) (Joe Krapov)
Au carrefour de la rue de la Psalette, de la rue du Chapitre et de la rue Georges Dottin, à Rennes, on peut voir sur le pignon du restaurant "La Villa d'Este" trois statuettes en bois qui représentent des musiciens du Moyen-âge. Le premier chante en s'accompagnant d'un instrument qui est peut-être une guiterne, peut-être une citole ou une mandore, en tout cas un genre de luth. Le second brandit un microphone très anachronique vu que l'amplificateur du sieur Marshall n'avait pas encore été inventé à l'époque. Le troisième, dans une pose quelque peu lascive, semble ne pas trop se soucier d'être au diapason des deux autres. S’il ne pince pas les cordes de son instrument, peut-être tire-t-il… au flanc ?
Dans une vie antérieure, j'avais expliqué à Isaure Chassériau qu'il s'agissait de trois élèves de « l'école de musique de l'église où l'on formait les enfants de chœur » : c'est là la définition du mot « psallette ». Ils s’échappaient souvent en douce du dortoir pour venir assister, le soir, au déshabillage de la servante de l'auberge : le Vénitien qui inventa les stores du même nom n'était pas encore né non plus et la pudeur de la jeune fille était un peu en rideau du fait de sa fréquentation forcée, à l'estaminet du carrefour, d'une clientèle interlope et pas forcément raffinée : on trouvait souvent dans ce débit de boisson de nombreux adeptes de la théorie du mauvais genre. De ce fait, la pose lascive du troisième musicien peut aussi être interprétée comme un apprentissage un peu précoce du développement de la surdité. Comme on disait à cette époque où les guerres duraient cent ans et où il y avait beaucoup d’orphelins, "on a l’éducation maternelle qu’on peut !".
Une méchante sorcière conformiste, moraliste, traditionnaliste, puritaine, frigide et barjotte qui passait par-là un soir surprit les trois jouvenceaux et leur jeta un sort : elle les transforma en statues de bois. Ce qui, me dit plus tard Hervé Lelardoux à qui je racontai l'histoire tout droit sortie de mon cerveau malade, constitue un sacré paradoxe : être transformés en statue de bois parce qu'ils ne l'étaient pas restés, de bois, devant les charmes de la belle, ça valait son pesant de poutres dans l’œil !
Bref cette pourtant très hétérosexuelle légende urbaine ne laisse pas de questionner votre humble serviteur… et lui seul : aucun guide touristique de Rennes ne mentionne ni la légende ni les statuettes et je suis prêt à parier que des tas de Rennais ne lèvent jamais le nez à cet endroit de la ville. C'est dommage. Ce carrefour est sympathique, piétonnier et il incite à réfléchir au temps qui passe. Avant d’être rebaptisée "le Méditerranée", le restaurant où officiait l’accorte serveuse s’est d’ailleurs longtemps appelé « Auberge du bon vieux temps ».
Peut-être un brave homme avisé, un professeur d'histoire, un érudit, un émule de M. Dottin pourra-t-il m'expliquer un jour, outre cette mise sous silence de l’épisode, pourquoi les trois enfants de choeur sont juchés sur la tête de trois personnalités facilement reconnaissables par tous ceux qui ont fait la fête le soir du 10 mai 1981 et qui chantent désormais, sur leur scooter ou pas, comme toutes les filles qui s'appellent Valérie, "Que reste-t-il de nos amours ?" : François Mitterrand, Roland Dumas et Pierre Mauroy !