C comme canard (Adrienne)
En ouvrant la porte de communication vers la salle d’attente, ce lundi en début de soirée, le docteur L*** jeta un œil fatigué vers la rangée de sièges disposés en face de l’étagère aux magazines. Il y avait là déjà cinq personnes : trois habitués et une dame avec un enfant qui toussait. Il leur fit un salut rapide, de la tête, puis dit son rituel :
- C’est à qui le tour ?
Il vit que tous les regards convergeaient vers sa gauche : sur le siège du côté de la porte de son cabinet était assis un canard. Un beau spécimen mâle de canard colvert, qui sauta de la chaise en un seul coup d’ailes et s’approcha de lui en se dandinant :
- C’est à moi !
Avait-il réellement entendu ces mots ou était-ce le fruit de son imagination ? Le manque de sommeil, la fatigue accumulée de ces longues journées de travail, ces kilomètres de route, ces appels la nuit, tôt ou tard ça se paie, il était bien placé pour le savoir. D’ailleurs, il ne laissait plus à Parpalaid, son ami et confrère, l’occasion de l’ausculter : il avait trop peur de ce qu’il pourrait entendre.
Il tenait toujours la porte ouverte en regardant ses patients d’un air un peu hébété mais aucun ne réagissait : seul leur magazine, pourtant vieux de bientôt deux ans, semblait les intéresser, et sur les genoux de sa mère, l’enfant geignait entre deux quintes.
Il referma la porte de communication, fit le tour de son bureau pour s’asseoir à sa place et constata que le canard était déjà installé sur le similicuir d’un des deux sièges en face de lui. Avec l’air expectatif du patient qui est prêt à raconter son histoire. En tout cas, c’est ce qu’il crut voir dans la pose de l’oiseau.
- Que puis-je faire pour vous, demanda-t-il, bien décidé à ne plus s’étonner de rien. Au plus tôt ce canard serait ressorti de son cabinet, au mieux ce serait, pensa-t-il. La lassitude, il en aurait juré, lui donnait des visions.
- Voilà docteur, fit la bête d’une voix presque humaine. En fait, ce n’est pas pour moi que je suis là, c’est pour mes colocataires. Il faut absolument que vous veniez en consultation à notre domicile.
Je vous aurais bien téléphoné, pour ne pas vous faire perdre du temps dans votre cabinet, mais vous comprenez qu’il m’est assez difficile de former les numéros. Pourriez-vous venir lundi matin ? C’est assez urgent.