La méditation d’Ève-Line d’Estrelac (EnlumériA)
Cela faisait maintenant trois jours que Kaelia était enfermée. Mise aux fers en quelque sorte. Monsieur Mite lui apportait ses repas sans prononcer un mot, sans s’attarder. Il semblait maussade. Ce qu’il avait découvert dans la cabine du capitaine n’avait pas eu l’heur de lui plaire et le moins qu’on pût dire, c’est que cette raclure de Ward n’avait pas vraiment apprécié non plus.
Tout d’abord, il y avait eu cette étrange impression de temps figé. Une fraction de seconde qui avait semblé durer des heures. Cette terreur vague dans le regard du capitaine face à la détermination de Kaelia. Et surtout à sa surprenante rapidité.
Quelque part, il y avait eu ce coup de sonnette suivi de cette seconde éternelle pendant laquelle le capitaine Ward réalisa qu’il n’aurait jamais dû lever la main sur la jeune femme. Cet éclair de haine verte dans la prunelle de Kaelia, comme si soudain, elle avait pris la décision de régler d’anciens comptes.
Dans la pénombre de sa cabine, Kaelia se lissait les cheveux du bout des doigts. Un geste qu’elle faisait machinalement depuis sa plus tendre enfance lorsqu’elle se sentait désemparée mais néanmoins résolue à persister dans l’action qui lui semblait juste. Lorsque sa mère s’était enfuie du château et qu’elle s’était retrouvée seule avec ce père brutal et capricieux qui, avec le temps, était devenu un vieux bonhomme triste et poussiéreux dont la seule préoccupation était sa stupide collection d’objets postaux.
À l’époque, Kaelia s’appelait Ève-Line. Ève-Line d’Estrelac. Un nom qui claquait et qui en imposait, mais aussi un nom qui vous attirait les moqueries d’une bande d’imbéciles braillards et impertinents qui ne supportaient pas leur condition de fils d’ouvriers et de paysans. Une troupe de petits salopards qui croyaient faire revivre la Révolution Française à chaque récréation. Ève-Line avait maudit son nom, son père et ses origines, cultivant en son cœur une rage et un esprit de revanche sans pareils. Et puis l’adolescence avait pointé le bout de son nez et les révolutionnaires en culotte courtes s’étaient calmés. Une autre sorte de démon fit son apparition. Ève-Line eut à subir les regards salaces et les gestes déplacés de jeunes chiens fous aussi avenants que des soudards éméchés.
C’est là aussi qu’elle avait découvert les armes qui dompteraient ces fauves. Elle se rendit compte que par un jeu subtil de ses charmes, elle pouvait faire ce qu’elle voulait de ses camarades de lycée. Elle en profita de toutes ses forces jusqu’au jour où elle rencontra Maxence. D’où sortait-il celui-là avec ses élégances de punk dandy. Il jouait de la basse dans un groupe de la ville et se targuait d’écrire de la poésie qu’il mettait en musique. Elle était tombée amoureuse de son spleen légèrement décadent, de sa démarche languide et de ce regard qui lui transperçait le cœur chaque fois qu’il daignait lui accorder un instant. Monsieur se la jouait Jim Morrison et Johnny Rotten mêlés.
Un soir, comme sa mère jadis, Ève-Line, devenue Éva, s’était enfuie sur les routes avec son musicien maudit, au grès d’une tournée sans fin qui les mènerait jusqu’à Nassau et à la désespérance. Sex, drugs and rock’n’roll ! Maxence au nez poudré s’était mué en une épave écorchée, violente et écœurée. La gloire ne fut pas au rendez-vous et il le fit payer à son Éva. Il ressassait ce possessif comme s’il parlait d’une monture ou d’un meuble et puis un matin, comme il se relevait d’une cuite carabinée, il se fit virer du groupe. Ils avaient trouvé un autre bassiste. Un type gérable et à l’heure. C’est là qu’il avait commencé à frapper son Éva. Alors, elle s’était enfuie encore. Parvenue sur la plage, elle s’était enfoncée dans l’océan comme on se réfugie sous une couverture par peur des fantômes.
Ce qui s’était passé ensuite, elle ne savait plus trop. Elle avait repris conscience sur cette plage de sable rose et avait rencontré ce garçon aux yeux de chien battu qui ramassé des coquillages comme d’autres auraient ramassé des pièces de monnaie. Ève-Line avait disparu dans les limbes, Éva s’était noyée dans les Bermudes et Kaelia était née sur cette plage un peu comme Aphrodite surgie de l’écume.
Parfois, comme dans un rêve improbable mais tangible, elle revoyait le château de son enfance. Cette grande bâtisse sombre et glacée où un vieillard larmoyant accumulait des boîtes à lettres de tous les pays, lui qui ne recevait jamais aucun courrier.
La porte de la cabine s’ouvrit. Le capitaine Ward, le bras en écharpe, lui lança un méchant regard. Kaelia se demanda s’il repenserait à ce coupe-papier planté dans sa main chaque fois qu’il regarderait une femme. Il lui signifia qu’on allait la ramener à terre et qu’ensuite, elle aille au diable.
Fin de la première saison.
Évreux, 28 août 2014.