A tous mes essors, mes premiers vols hors du nid familial, mes expériences qui brûlent les doigts, mes parents me serinaient avec cette sempiternelle phrase : « Tu n’es pas raisonnable… » Je ne rentrais pas dans le carcan emprisonnant, cette bienséance veule qui admet les choses sans les comprendre comme sont l’éducation, l’école, l’apprentissage, les devoirs, la politesse, etc. J’étais un inculte passionné…
« Fais-toi une raison, rends-toi à l’évidence, écoute la voix de la… »
« Non, je ne veux rien entendre ! Je resterai sourd à toutes vos hypocrites chansons de sirènes, aveugle à tous vos miroirs aux alouettes, imperméable à toutes vos potions magiques !... »
Alors, ils m’ont envoyé dans l’armée pour que je retrouve la raison…
« Ils te mettront du plomb dans la cervelle !... (un comble) Ils finiront ton dressage !... »
Mais ils ne sont pas raisonnables du tout, les militaires ! Dans des pays qu’ils ne connaissent pas, ils vont se faire dézinguer pour des intérêts qu’ils ne comprennent pas ! Dans la Marine, c’est pire ! Ils ne vont naviguer sur les flots que quand la mer est monstrueuse !...
« Tu n’es pas raisonnable… »
Mes oreilles commencent à siffler… On devrait brûler nos modèles pour ne pas retomber dans les mêmes travers… La Raison, c’est pire que le cancer ; c’est insidieux, c’est rampant, c’est machiavélique, et ça vient se coller sur toutes les perceptions jusqu’à annihiler les moindres sentiments. Elle mesure, soupèse, tergiverse, temporise, endort, enterre, délaye les réalités et les éblouissements. Elle tue les élans et tait les mots d’Amour. Un jour, plus pesant qu’un autre, on s’aperçoit qu’on a définitivement perdu ses sens ; ils se sont atrophiés à force de n’être pas utilisés. On ne sait plus rire, plus pleurer, plus chanter, et si on a des frissons, c’est à cause de cet hiver qui n’en finit plus. Survivre avec raison ou mourir avec Passion, telle est la vraie question, le dilemme sans solution…
Il n’y a plus que dans les asiles de fous qu’on trouve des gens normaux ! Regardez ! Ils marchent dans toutes les directions parce que leur vie n’en a plus aucune ! Même dans le coma, ils sont enfin libres ! Finis, le sens du vent, le sens moral, le sens des affaires, le bon sens, le sens obligatoire, etc. Même abrutis de sédatifs, hallucinés et hagards, ils ont l’air plus humains que tous les zombies du dehors ! Vive les originaux, les phénomènes, les extravagants, les dompteurs de chimères, les authentiques, ceux qui se cachent pour être heureux, ceux qui regardent les étoiles par la télé de leur fenêtre !...
« Tu n’es pas raisonnable… »
« Honnis soient les raisonnables !... »
Ceux-là, ces affairistes de mascarade, on dirait de la limaille de fer attirée par les aimants de l’ambition, du pouvoir, de la mode et de l’argent. Ils ont vendu leur âme à l’Apparence, ces pleutres. Jamais un pet de travers, jamais une incartade, jamais une démesure, jamais un reniflement, jamais une larme ! Non, ils sont dans l’alignement rigoureux des gens ordinaires. Ils prennent quinze jours de vacances par an, une liqueur tous les dimanches, le soleil par erreur et les infos de Poivre d’Arvor. Année après année, ils paient leurs impôts, leurs crédits, leurs factures, mais ils épargnent, là où est l’Ecureuil…
Les raisonnables sont naturellement égocentriques. Cachés dans leur lotissement, le monde tourne autour de leur maison et quand tout va mal, ils ferment leurs volets. Ils consultent leur horoscope et laissent au hasard le choix de leur aventure. Ils s’aiment, enfin, ils copulent, c’est hygiénique, le samedi soir parce que le lendemain leurs bureaux sont fermés. L’uniformité est leur credo, l’indifférence est leur religion. Ils élèvent leurs gosses avec des certitudes, leurs chiens avec quelques coups de pied, la voix quand personne ne les écoute. Ils baignent dans l’unisson sécurisant…
Pour officialiser leur normalité raisonnable, ils s’invitent entre eux et ils visitent leurs cuisines, même s’ils ne savent pas faire à bouffer, leurs voitures, même s’ils conduisent comme des manches, leurs salons IKEA, en bois d’arbre véritable, même s’il faut se mettre en chaussettes pour traverser leurs maisons. Leurs chasses d’eau, c’est un litre pour la pisse et trois litres pour le reste ; leurs cumulus, c’est deux cents litres, leurs chambres, c’est dix mètres carrés ; leurs ordinateurs, c’est plein de bits ; leurs lave-vaisselle, c’est Darty, garantis cinq ans, et le must du must, c’est leurs vélos électriques à douze vitesses. Ils sont pleins de confort… mité…
Ils n’ont pas d’avis, pas d’avenir, pas de souvenir, mais ils ont une carte d’électeur pour espérer changer leur destin ; ils sont incolores à force d’être transparents. On ne pourrait même pas en faire de bons soldats tant ils iraient se faire occire en croyant aux utopiques causes tricolores balancées dans leurs oreilles de grégaires. Les raisonnables sont des moutons !...
Leurs rêves sont tarifés, ils ont l’imagination des autres ; quand ils vont au cinéma, c’est pour admirer le héros qu’ils ne seront jamais ; quand ils lisent un livre, c’est pour s’évader de l’unanimité bêlante ; quand ils s’éclatent, c’est sur un jeu de foire et quand ils meurent, on ne fait pas la différence entre avant et maintenant…
« Tu n’es pas raisonnable… »
« A cause de vous, je suis un passionné contrarié !... »
Je vous le demande : quand on pleure pendant une belle musique, est-ce qu’on a besoin de connaître le solfège de la partition ?... On m’a inculqué la bête raison alors que tout en moi tendait vers la Passion. Entre les deux battements de cils de cette courte existence, si je n’avais pas été ce raisonnable halluciné, j’aurais vécu d’excès, de turpitudes, d’incartades, d’emportements, d’impossibles ! Je serais parti à la recherche de Sensationnel, d’Impressionnant, de Fabuleux, d’Exceptionnel ! A corps perdu, j’aurais goûté à tout, mordu dans toutes les chairs, avalé bien des couleuvres… J’aurais placé tous mes courages à la banque des futilités et tout mon honneur à de vagues besognes !...
Mille fois j’aurais risqué ma vie pour lui trouver son véritable sens ! J’aurais aimé avec la fièvre au front, avec le Feu dans les veines, avec un tambour emballé à la place du cœur, mais je n’aurais jamais épousé qu’une grande cause !
Je n’aurais accompli que des exploits qui ne servent à rien ! J’aurais grimpé sur l’Everest, descendu dans les abysses les plus profonds ! J’aurais battu plein de records inutiles ! Je me serais brûlé à tous les abus, à toutes les prouesses, à tous les défis (même celui du samedi) ; j’aurais bouffé ma vie par les deux bouts, j’aurais eu les palmes de la luxure, des décorations de bacchanale, des galons d’enivrement !... J’aurais été riche de toute ma déchéance… J’aurais été l’exemple à ne pas suivre, l’ami qu’il faut délaisser, l’amant qu’il faut oublier…
« Tu n’es pas raisonnable… »
« Et gna, gna, gna !... »
Au diable la modération et tous ses effets anesthésiants ! Au diable la demi-mesure, le moitié plein, le moitié vide, les « je sais pas », les « on verra demain », les « à chaque jour suffit sa peine… » ! Au diable la pondération, son ministère de Sagesse et son tribunal de Sobriété !... A chaque instant de notre vie si courte, on ne devrait soupirer qu’avec des sentiments de volcans en éruption !...
« Tu mets un ou deux sucres dans ton café ?... » « Je mets deux sucres…» « Tu devrais faire attention à ton diabète… » « Je t’emmerde ! Demande aux quarante-cinq millions de morts de la seule seconde guerre mondiale si deux sucres, c’est trop dans leur café !... »
Il y a deux jours, on a enterré une p’tite dame, soixante ans, une conscrite, aux fleurs de cette année. Elle n’a jamais fumé, jamais bu, ni commis la moindre exagération susceptible de mettre sa vie en danger. Elle fréquentait même un peu l’église de son petit village pour tenir son âme en conformité avec le Seigneur. C’était, pour ainsi dire, une sainte modérée. La maladie n’a que faire de la raison. Par tous les pores de sa chair, elle est morte d’un excès de zèle du cancer…
« Tu n’es pas raisonnable… »
« M’en fous !... »
Etre raisonnable, avec une boule de feu bouillonnante sous les pieds, des milliards de météorites dangereuses au-dessus de la tête avec, entre les deux, la terre, l’eau et l’air pollués, des maladies, des tsunamis, des guerres, des bombes atomiques, des tyrans pour s’en servir, et pour couronner le tout, quelques dieux en compétition : avouez que c’est une putain de gageure que d’être encore équilibré à cette heure ! Il faut avoir une sacrée dose de poudre dans les yeux ou avoir la tête bien enfoncée dans le sable pour ne rien voir du tout ! Comme des autruches, on survit en ignorant le chaos…
Etre raisonnable, c’est devenir vieux en mimant à ses petits-enfants des restes de dignité pour que la magie du Spectacle de la Vie continue coûte que coûte. Aujourd’hui, je meurs d’ennui ; je meurs de n’avoir pas succombé à mes Passions…