Une petite goutte ? (Yvanne)
A l'entrée de l'hiver, Fernand, le forgeron /maréchal-ferrant du village délaissait un peu sa forge pour s'occuper de son alambic. Ce dernier lui venait de son père et de son grand-père avant lui qui avaient tous deux exercé le métier de distillateur ambulant. Ce privilège – car c'en était un – avait été accordé par Napoléon et s'est réduit au fil des années. Fernand était fier de pouvoir encore en profiter. Il sortait sa vieille machine du hangar attenant à la maison familiale où elle était remisée pendant des mois. Il la nettoyait avec soin et amour. La cuve en cuivre était astiquée jusqu'à ce qu'elle étincelle. Il montait ensuite sa drôle de mécanique à tuyaux, sommairement recouverte de tôles pour la protéger de la pluie, sur une remorque. Ceci afin de pouvoir la déplacer dans d'autres hameaux, attelée à un tracteur.
Fernand commençait par traiter ses propres fruits provenant d'un grand verger où il passait ses rares moments de répit. Il s'assurait ainsi du bon fonctionnement de l'alambic avant d'entreprendre ses tournées. Pruniers, poiriers, pommiers s'alignaient, impeccablement taillés et fournissaient quantité d'agrumes. Je passais devant sa maison quand j'emmenais mes vaches à paître. Portes et fenêtres grandes ouvertes l'été laissaient échapper de délicieux parfums de tartes ou de confitures qu'Adèle, la femme de Fernand confectionnait presque journellement en période de production.
Fernand ne laissait rien perdre. Il ramassait sous les arbres les fruits tombés et peu abimés, cueillait les plus mûrs qu'il jetait dans de gros bidons, un ou plus pour les prunes, idem pour les poires. Les pommes, plus aptes à être conservées étaient entreposées dans un cellier où l'on puiserait presque jusqu'à l'été. Il ne manquait pas de s'appliquer à lui-même les consignes qu'il dispensait toujours à ses pratiques : « fermez hermétiquement vos barriques. Il faut des fruits bien fermentés n'ayant pas pris l'air pour avoir une bonne eau de vie ». Fernand prononçait « eau de vie » religieusement. Il avait la réputation de produire la meilleure de la région.
Tout commençait par la chauffe de la chaudière au bois qu'il alimentait régulièrement sans trop la forcer. Ensuite il renversait dans la cuve le contenu de ses fûts, fermait et attendait que l'alchimie se produise. Une vapeur blanche s'élevait alors dans l'air, chargée d'effluves enivrants. Mélangés à l'odeur du feu de bois qui flambait dans le foyer de la machine, cela donnait des senteurs subtiles qui vous montaient à la tête. Quand le précieux liquide sortait du bec, Fernand le goûtait et ajustait la température indiquée par un thermomètre jusqu'à ce qu'il soit satisfait.
Mais ce que Fernand aimait surtout c'était parcourir la campagne avec sa machine, s'installer pour la journée au cœur d'un village et profiter. Profiter des rencontres, de bons casse-croûtes et ...boire sans être perpétuellement surveillé par sa femme. Et pour boire, on buvait. A force de goûter et regoûter la gnôle, Fernand, d'ordinaire taiseux devenait prolixe et même quelque peu vantard. « Jamais vous ne trouverez meilleur produit. Regardez sa pureté, humez son parfum. C'est un nectar, que dis-je : un élixir. Les moines dans les abbayes ne faisaient pas mieux je vous le certifie. Et les rats-de-cave peuvent toujours chercher : pas de trafic chez moi, je suis réglo.» Tout le monde approuvait.
La goutte était alors symbole de convivialité. On n'oubliait jamais de sortir sa bouteille de derrière les fagots lors d'un bon repas en famille ou avec des amis et à en verser dans la tasse à café. Les ménagères s'en servaient pour élaborer leurs liqueurs. On attribuait aussi à la boisson des vertus médicinales : soulager les maux de dents, « tuer les vers intestinaux » des enfants etc …Bref, un alcool indispensable. Aussi précieux que l'eau bénite !
Pendant que les adultes discutaient, quelques garnements en profitaient pour aller récolter subrepticement quelques gouttes au robinet. Ils s'enfuyaient promptement en suçant leurs doigts quand on les surprenait. Même s'ils faisaient la grimace, ils recommençaient. C'était un jeu sans véritable danger.
Fernand est parti distiller au Paradis depuis des années. Si les anges n'ont pas exagéré en prélevant leur part, je suis sûre qu'il reste encore dans les chaumières de ma commune d'enfance quelques fonds de bouteille d'eau de vie du bouilleur ambulant, de quoi faire quelques canards revigorants.