La pêche aux rimes (Vegas sur sarthe)
« T'en fais une tête, Fernand ? »
« M'en cause pas. J'arrive d'acheter des appâts chez Moulinot et je crois bien qu'on m'a refilé de la daube »
«Chez Moulinot, là où l'père Colucci achetait ses schmilblicks ?»
« Tout juste sauf qu'il m'a servi des vers de douze pieds de long ! Qu'est-ce que tu veux qu'je pêche avec ça ? Des anguilles ?»
« Y t'aurais refilé des dodécasyllabes que ça m'étonnerais pas »
« Ah bon ? »
« Ouais, c'est de l'appât vieux comme Moïse. Y devait lui en rester un fond de tiroir dans son arche»
«Moïse avait une arche ? »
« Ouais »
«Ah bon ? Et si je les coupais en morceaux ? »
« Ouais mais si tu fais une coupe à l'hémistiche, ça sera plus des dodécasyllabes »
«Ça sera des quoi ? »
« Ça fera des moitiés d'alexandrins … des hémistiches comme j'te dis »
« Moi j'ai pas d'préférences pourvu que ça morde ! Qu'est-ce qu'on pêche avec des hémistiches ? »
« Ça dépend de la moitié que tu prends »
«Parce que les moitiés sont pas pareilles ? »
« Non, malheureux ! La deuxième moitié finit par une rime, une sorte d'hameçon»
«Pour hameçonner quoi ? »
« Ben, le vers suivant … c'est ça la rime »
« Arrête. J'crois que c'est plus fastoche avec un asticot »
« Ça t'coûte rien d'essayer. Vois-tu la pêche c'est comme la poésie, tout peut arriver au détour d'une rime … des beaux yeux ou du thon, du maquereau ou du merlan, de la vive ou de la vieille, du poisson-clown ou même de la morue »
« J't'en foutrais d'la poésie ! C'est pas ça qui va remplir ma bourriche ! Et puis tu connais des poètes qui péchaient à la ligne ? »
« Ouais, Rouget de Lisle par exemple »
« Ça va. Le Rouget j'connais»
« Boileau»
« Bois l'eau, j'veux bien et qui d'autre ? »
« La Fontaine »
« La Fontaine pêchait ?»
«Un peu oui ! Ecoute ça :
Un carpeau qui n'était encore que fretin
Fut pris par un pêcheur au bord d'une rivière»
« Et il l'avait pris avec quoi, son carpeau ? »
« Si tu comptes bien, il l'a pris avec des vers de douze pieds d'long »
(Soupir)
« J'aime pas l'carpeau … c'est plein d'arêtes »
« Laisse tomber, j'en ai aussi de François Coppée »
« François Coppée, le ministre ? »
«T'es pas drôle. Ecoute ça, Fernand :
Les pieds dans l’eau, bien plus persévérant qu’habile,
Portant, pendue au col, sa boîte aux asticots ... »
«Un type qui porte ses asticots autour du cou c'est pas un pêcheur ! »
(Soupir)
« Va t'plaindre à Moulinot, pauv' pomme »