Autres rivage, partie cinq (joye)
Une fenêtre fermée et barrée avec une grille pointue me rappelle Kenji, un de mes étudiants du Japon.
Kenji était venu aux États-Unis pour jouer au baseball à la fac où j’enseignais, parmi d’autres, quelques cours d’anglais deuxième langue.
C’était un jeune homme grand et costaud, un peu le contraire du stéréotype que nous avons ici aux États-Unis vis-à-vis des Japonais qui sont presque toujours plus petits et plus minces que nous.
Au début, cet étudiant ne me regardait jamais dans les yeux. Je suis sûre que sa culture trouvait très impoli de regarder un prof, surtout si c’était une prof. Finalement, les cours d’anglais deuxième langue apprennent aussi la culture, et peu à peu Kenji a appris comment lever la tête et regarder ses profs, mais d'abord il a bien fallu que je me tienne à la tête devant lui pour voir son visage.
Petit à petit, j’ai pu apprendre d’autres choses sur sa vie. Il avait assisté à un lycée sportif, où tout ce qu’on faisait, c’était d’apprendre le baseball. Kenji ne pouvait pas trouver le Japon sur une mappemonde. Il ne savait pas faire des maths. Il ne lisait pas, même en japonais.
Il aimait bien regarder des vidéos en japonais. En fait, je crois que c’était tout ce que Kenji et ses potes japonais faisaient le week-end, parce que le lundi matin, lui et ses camarades revenaient aux cours d’anglais avec moins d’anglais qu’ils connaissaient à la fin de la semaine précédente.
Après quelque mois, il avait assez d’anglais pour me raconter son entraînement athlétique. Les responsables aimaient punir les enfants. S’ils jouaient mal, ils n’avaient pas le droit de jouer au match suivant : ils étaient obligés de courir autour du terrain pendant la durée de ce match. Leur humiliation était publique.
Une autre fois, Kenji avait oublié ses chaussures de sport, et l’entraîneur l’a forcé à rentrer (des dizaines de kilomètres) à pied au milieu de la nuit, seul. Il n’avait pas le droit de rentrer dans le bus de l’équipe. Cette histoire m’a choquée, on ne ferait jamais ça à un enfant aux États-Unis ! Jamais.
Malheureusement, je ne sais pas ce que Kenji est devenu, mais il est venu me voir dans mon bureau juste avant de repartir pour le Japon. Il est venu me remercier et m’a offert un billet de cinq mille yen. Je lui ai demandé de l’autographier. Il a souri et puis a signé son nom dessus.
- Kenji, lui dis-je quand il s'est levé pour partir, Watashi-wa genki-na sensei-desu. (je suis votre prof contente)
Me regardant dans les yeux, il a souri, peut-être pour la toute première fois lors de son séjour.
Et puis la fenêtre s’est refermée.