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Le défi du samedi
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15 janvier 2022

L’ogre (Pascal)

 

Été 1990. Méthodiquement, tel un ogre dévorant avidement chaque plat proposé devant lui, le feu dévastait la campagne. Les jeunes futaies, la garrigue, les chênes verts, les châtaigniers, et tout ce qui brûle, avec un insatiable appétit, il réduisait tout à l’état de cendres. Inlassablement, comme pour lui donner à boire, avec des manœuvres de haute voltige, des escadrilles de Canadairs tentaient de l’enivrer jusqu’à ce qu’il s’affale ; des colonnes ininterrompues de pompiers montaient à l’assaut des flammes ; l’état de guerre était proclamé…

Sur le chemin du retour anticipé des vacances, on voyait les figures décomposées des estivants ne sachant plus s’il fallait fuir ou prendre des photos de ce gigantesque incendie. Sur les visages, on lisait la peur, l’effroi, l’incompréhension, la petitesse ; on y voyait ce sentiment d’humain fragile et impuissant face à la force destructrice du feu.
Dans la file des véhicules bloqués, parce que c’était trop dangereux d’aller plus loin, encore jeune dans la boîte, simple magasinier, réquisitionné, je faisais partie d’un effectif d’intervention d’EDF. C'est-à-dire, aussi inutile que les autres, au milieu de tout ce spectacle de désolation, je regardais nos équipements électriques partir en fumée. Les fils avaient disparu ; dans la forêt dévastée, ils formaient des traces rectilignes d’un métal fondu ; les poteaux en bois se consumaient lentement et ceux en acier étaient tordus, comme s’ils étaient passés dans le pressoir d’une fonderie d’abîme…  

L’ogre avait traversé plusieurs fois la route ; aidé par le vent tournant, il avait rebondi de colline en colline, était revenu prendre un peu de dessert dans cette châtaigneraie ; il avait envoyé des animaux sauvages en éclaireurs, pauvres torches vivantes, qui allumaient sur leur passage d’autres brasiers le long des talus ; il avait balancé des pignes de pin dans les airs, telles des bombes incendiaires, qui embrasaient à leur tour d’autres hectares déjà condamnés. À perte de vue, l’enfer était reconnaissable. Puisqu’il y avait beaucoup à dévorer, l’ogre avait dépêché ses petits qui, eux-mêmes, s’essaimaient en d’autres foyers.
Parfois, un Canadair passait au-dessus de nos oreilles ; il volait si bas, c’était l’impression tenace d’un gigantesque frelon accroché dans nos cheveux. Le bruit infernal, l’air vicié, la fournaise proche, la fumée oppressante, le goût irritant du brûlé dans la bouche, on se sentait autant utiles que des arrosoirs vides dans un jardin assoiffé. On ne savait pas où regarder pour se reposer les yeux dans cet holocauste, et croire à un début d’accalmie.
Parfois, un bout de ciel bleu se découvrait ; c’était une illusion apaisante, un semblant d’éclaircie, un tour de prestidigitation de la nature pour nous faire croire que le beau existait encore mais, très vite, comme si le feu, en plus de la terre, conquérait aussi le ciel, un lourd nuage de scories et de pépites de flammes venait obscurcir cette petite lucarne optimiste. Parfois, des pompiers revenaient du front ; sur leurs visages maculés de sueur et de suie, ils ressemblaient tous à des mineurs de fond. De tout leur être, il n’y avait plus que la couleur de leurs yeux rougis par la chaleur qui pleuraient leurs escarbilles de charbon…  

Concentrés de résine, des troncs d’arbre explosaient comme s’ils se suicidaient avant la tempête de la fournaise, arrivant droit sur eux. On entendait l’explosion macabre et, je vous assure, on était petits dans nos souliers. Tout à coup, tel un nouveau supplicié, un pin s’embrasait, et tout son habit de verdure se décomposait en myriades d’étincelles éblouissantes s’enroulant autour de lui et l’entraînant dans une tempétueuse danse enfumée et macabre. La douleur de l’arbre, c’était ses crépitements infernaux ; on aurait dit qu’il criait sur son bûcher ; on aurait dit qu’à lui seul, il représentait la fin du monde. Puis c’était un autre, et un autre qui posait la tête sur le billot de l’infortune. On n’arrivait pas à parler parce qu’on voyait tous la même chose…

Quels décors plus apocalyptiques peut-on rencontrer au cours de son existence ? Immondes champs de bataille, il ne restait plus que des pointes d’arbres encore fumantes, des branches plantées dans le sol comme des hallebardes brisées, des friselis rougissants de flammèches léchant l’orée des champs, des cendres grises et encore des cendres grises en tas informes, comme dans un incinérateur de crématorium en panne de ses fonctionnaires. Il faisait anormalement chaud comme si la chaleur montait de la terre ; le feu avait enfanté son vent. Spontanément, il se créait des mini-tornades qui s’élevaient du sol ; tourbillonnantes et cleptomanes, elles ressemblaient à des pilleuses de cadavres, avides d’un peu de leur essence, d’un peu de ce qu’elles pouvaient encore leur prendre, comme des trophées arrachés à l’ennemi. La nature est sans pitié ; ce qu’elle élève à ses sommets, tout aussi vite, elle le souille d’un seul coup de pied ; la grandeur est subjective, la petitesse est l’apanage de l’humilité. En mer, j’avais connu des grandes tempêtes, avec des creux insondables et des crêtes tout aussi incalculables ; petit sorcier de mes sensations, j’aurais voulu en garder un peu dans mes poches pour les jeter dans ces brasiers. Je rêvais de barrage pour tout inonder, mais je ne sentais que mes larmes brûlantes d’amertume couler sur mes joues ; elles avaient le goût de l’inutilité, de l’impouvoir, de l’incompétence…  

Pauvres lieux communs, paysages lunaires, cratères découverts, dévastation, ici, la vie n’était plus qu’un cendrier rempli de mégots au seul pouvoir du cancer. Mais l’ogre n’était jamais rassasié ! Ici et là, ces avions héroïques, jetant du retardant, ce n’était qu’un peu de maquillage rouge sur sa boulimie ! Je me souviens de cette nuit, où nous avons vu danser les flammes sur toutes les collines avoisinantes ; l’horizon était barré par une forme de coucher de soleil qui ne s’éteignait jamais. Cela dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer ; même les films d’anticipation les plus terribles, même les cauchemars les plus terrifiants ne pouvaient rivaliser avec cette pénible réalité, au goût de cendres ; je vous assure, il y avait des insomnies en gestation…  

À cinq heures du mat, les pontes du poste de commandement nous avaient libérés ; il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre que le feu et ses flammes s’épuisent d’avoir trop embrasé, trop incendié, trop martyrisé. Demain, à sept heures trente, c'est-à-dire tout à l’heure, une autre mission bien plus périlleuse m’attendait. Épuisé, j’étais rentré à la maison ; j’étais allé voir ma fille qui dormait dans son berceau, et je me disais qu’il y avait encore de l’espoir dans l’humanité.
Je m’étais allongé tout habillé sur le lit ; je puais la fumée, la transpiration et tout ce qu’on voudrait jeter… dans les flammes, pour ne plus jamais les respirer. Ma femme s’était réveillée ; elle m’avait parlé, m’avait questionné à cause de cette barre lumineuse à l’horizon qui ne se départait pas du balcon du salon. Mais oui, tout allait bien… Je me souviens d’un gant de toilette frais sur mon front, sur mes joues, de sa voix douce comme un jet de pomme d’arrosage, et je m’étais endormi…

 

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Commentaires
P
Merci à vous tous, et Bonne Année ! :)
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M
Une description qui fait froid dans dos !
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J
Si ça ce n'est pas du vécu !<br /> <br /> <br /> <br /> Quelle vie ! Quelle géniale façon et superbe faconde pour nous mettre les pied dans la réalité !<br /> <br /> <br /> <br /> Chapeau à nouveau !
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L
Quelle description précise et vécue ! Le feu est vraiment un ogre insatiable qui met à mal l'impuissance humaine à le régenter.
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Y
Tu racontes bien Pascal. Comme toujours. L'homme est bien petit quand les éléments se déchaînent. Même la nature doit se plier devant leur fureur.
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A
ah oui, terrible vision! on est content que ça se termine bien pour toi :-)
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W
C'est quand même drôlement mieux un mec qui sait écrire que quelques images à la télé !
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V
Un magnifique détournement de l'ogre des contes de notre enfance ! Bravo
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K
L'ogre originel et diabolique que tu décris si bien Pascal... ce feu dévorant est l'horreur absolue !
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