Elixir de plaisir (Lecrilibriste)
Un gobelet laid, dont le rôle sur terre était de faire gober le lait aux marmots ou encore de faire avaler quelque tisane infâme au Grand-Père pour calmer ses ardeurs … Un gobelet laid rêvait d’une autre vie.
Il aurait vécu mille morts pour se remplir, un jour, un seul jour dans sa vie, de ce mélange odorant fleurant bon la vanille et le gingembre… l’anis des prés et la coriandre … ou peut-être bien le rhum blanc de la Martinique que concoctait le père chartreux de la Silve Bénite.
Un soir, frémissant sur le feu de bois, notre gobelet laid entendit une nouvelle fois la casserole rubiconde bouillonner de plaisir.
Le chartreux de la Silve, ce mélangeur d’herbes aphrodisiaques, ce goûteur de potions magiques, ce pilier d’alambic, chantonnait des onomatopées, incompréhensibles devant son chaudron de cuivre, tel un ogre bavant de plaisir avant de croquer sept marmots.
Il inventait un breuvage pour la nuit de Noël.
Un arôme entêtant fleurant l’écorce de cannelle, le sucre candi et l’orange amère s’échappait de la casserole éthylique.
Allait-il mourir sans connaître ce plaisir ? Sans se remplir de ce breuvage d’ange qui rendait les gens si gais ?
La recette accrochée au mur dans un cadre de bois de rose clignotait doucement dans la cuisine au-dessus du gobelet laid, éclairée par une luciole joliment enrobée, ramassée fortuitement avec une feuille de tanaisie.
Le chartreux jeta un œil distrait sur le clignotement inhabituel de sa recette.
- Mazette ! Fulmina-t-il soudain, J’ai oublié le clou de girofle !
Mais le clou de girofle badinait gentiment avec dame Luciole qui n’en pouvait plus de dodeliner du clignotant.
Le Chartreux voulut l’attraper ! Mal lui en prit !
Au moment où il l’atteignait du bout des doigts, il roula sur une noix muscade, s’étrangla d’une praline, s’accrocha à la recette qui valdingua sur le sol avec la luciole, qui brisa le pot de porcelaine, qui renversa le gobelet laid plein de lait.
Il rebondit, se retrouva sur son séant pour accueillir au vol le contenu de la casserole éthylique toute rubiconde remplie du nectar précieux où plongea sans hésiter le clou de girofle pour rattraper la luciole un peu pompette.
Tout ce beau monde se retrouva nageant et soufflant dans le précieux liquide répandu et c’est ainsi que le gobelet laid s’emplit du fameux nectar, le Père Chartreux s’en emplit la panse, tel un ogre croquant sept marmots et savoura, sans l’once d’un péché, même véniel, la félicité enivrante du breuvage des dieux.