Emotions et sentiments. (Yvanne)
Cette vieille photo. En la regardant, l'odeur divine du foin fraîchement ramassé me saisit soudain et avec elle, remontent, envahissants, les souvenirs.
J'ai une dizaine d'années. C'est l'été. Un soir d'été. Je m'installe dans la tiédeur du jour finissant. Mon poste d'observation favori : l'embrasure de la porte de la grange familiale au milieu de l'herbe sèche et parfumée échappée des charrettes.
Je suis venue là chercher le silence, voir descendre le soleil derrière la colline d'en face et regarder, fascinée, mourir ses rayons dans l'eau frémissante de la rivière en contre-bas.
Mais il y a autre chose. Je le guette. Je sais que comme chaque jour il va remonter à flanc de coteau jusqu'au manoir au pas de son cheval roux. Un animal dont la hauteur m'impressionne. Toujours nu-tête. La cravache effleurant sa botte bien cirée. Quelquefois, celle que tout le village nomme, un sourire convenu au coin des lèvres, « sa poule » l'accompagne. La parfaite cavalière. Une anglaise vêtue à l'anglaise pour la circonstance : jodhpurs, veste ajustée, gants, bottines et bombe.
Mais le plus souvent, il chevauche seul Monsieur le Comte. Quand il apparaît, grand, sec, droit et fier sur sa monture, j'oublie tout de la beauté du paysage, je n'entends plus le cri des hirondelles. Tout mon être se concentre sur ce sentiment inconnu jusqu'alors mais qui a sans doute mûri sournoisement. Il me submerge et déferle en moi comme une houle contre laquelle je ne lutte pas. Je suis des yeux, la gorge nouée, le cavalier. Je le hais.
Ma mère, à 14 ans et jusqu'à son mariage a servi le comte. Elle ne peut se départir à son égard d'une déférence que je trouve exagérée et qui m'exaspère. Malgré mon jeune âge, j'ai conscience de la différence de classe et j'en éprouve une amertume profonde et aussi de façon indéfinissable une certaine honte.
Quand le comte vient à la ferme pour parler entretien de ses terres avec mon père, maman s'affaire au ménage pour que tout soit net. Elle prépare des bugnes que le châtelain adore paraît-il et dispose sur un plateau la bouteille de sirop de cassis maison et deux petits verres. Je voudrais alors m'enfuir. Mais je dois rester. Les enfants doivent, comme les adultes présenter leur respect. Et horreur, il m'incombe souvent d'offrir les pâtisseries. Oh ! Cette envie de renverser l'assiette. De piétiner les beignets.
Au lieu de quoi, je m'avance docilement. J'en pleurerais de rage. Je battrais ma mère. Et l'homme se sert en ne prenant qu'une seule friandise. J'aimerais qu'il mange tout. Au moins, sur ce point, il nous ressemblerait. Dès que possible, je franchis la porte pour aller me blottir dans mon coin de grange. Là, seulement, je trouve l'apaisement.
Il m'est arrivé souvent de croiser le vieux comte sur les chemins qu'il parcourait toujours à cheval. Mes sentiments à son égard avaient quelque peu changé au fil du temps. Je savais que comme moi, il aimait par dessus tout notre village, ses collines boisées, ses ruisseaux perdus. J'avais compris que ma mère ne lui était pas soumise. Simplement, elle éprouvait pour lui une grande reconnaissance, ayant beaucoup appris à son contact, notamment la connaissance du monde, le goût des belles choses. Cependant, une gêne que je n'arrivais pas à juguler me saisissait lors de nos rencontres et je l'évitais. Sa bienveillance affichée me rendait sa superbe encore plus insupportable.
A sa mort, j'avais 15 ans. J'ai accompagné ma mère à l'église où était dressé le catafalque. J'ai éprouvé alors une certaine forme de soulagement et un sentiment de satisfaction. Pour la première fois, j'ai réalisé que la mort aplanit tout et efface les différences et j'ai trouvé que c'était juste.