De la mode à l'anarchie (Yvanne)
Elle s'appelle Anna, Henriette Estorges. Elle est née en août 1887 dans un petit village corrézien situé non loin de Brive la Gaillarde. Elle est issue d'un milieu paysan. En possession du certificat d'étude et du brevet élémentaire, elle se destine au métier d'institutrice et s'apprête à intégrer l'Ecole Normale d'instituteurs à Tulle quand le destin en décide autrement. Son père, dont le métier de maçon fait vivre la famille décède brusquement.
Sa mère ne trouve pas d'autre solution pour subsister que de vouloir la marier comme cela se faisait fréquemment alors. Anna, dite Rirette se cabre, refuse tous les partis qui se présentent nombreux car elle est une fort jolie fille. « Plutôt l'amour sans mariage que le mariage sans amour. »clame-t-elle. Elle vient de prendre là le chemin d'une existence peu banale.
Elle grimpe dans un train pour « monter» à Paris, ce dont elle rêve depuis longtemps, la tête pleine de ses lectures et cherche du travail. Elle est embauchée - peut-être grâce à sa beauté - dans un atelier de couture comme beaucoup de jeunes filles alors, la mode prenant un essor important en ce début de siècle. Est-elle douée pour manier l'aiguille ? Pas si sûr. Sème-t-elle le trouble parmi les cousettes, midinettes et autres petites-mains de l'atelier ? Pas étonnant. Rirette, dotée d'un fort tempérament, milite déjà contre la domination masculine. Ce qui est forcément mal vu par les contremaîtres, souvent des hommes ou par des femmes soucieuses de leur tranquillité, ne voulant pas de vagues qui indisposeraient les patrons.
Pour l'éloigner de ses compagnes, on l'affecte aux livraisons à domicile des robes, chapeaux et autres articles vestimentaires destinés aux plus fortunés. On imagine tout-à-fait la jolie et vive brunette, toujours très bien mise, trottant à bonne allure dans les rues de la capitale, en cheveux – pourquoi s'affubler d'un bibi quand on a une somptueuse chevelure – portant sous le bras cartons, boîtes à chaussures ou à couvre-chef. Mais Rirette enrage d'être un vulgaire trottin, elle qui a fait des études. Arpenter les rues de Paris pour les riches ne la satisfait pas du tout et surtout cela ne nourrit guère son intellect. Elle a d'autres aspirations.
Parallèlement à son gagne-pain, Rirette fréquente la Sorbonne et aussi les Causeries populaires animées par Albert Libertad qui édite le journal l'Anarchie. Elle y rencontre son mari, Louis Petitjean dont elle a deux filles et s'implique avec lui dans le parti anarchiste individualiste. Elle divorce et devient responsable du journal l'Anarchie au côté de son nouveau compagnon d'origine belge, Victor Serge. Elle vit alors dans une communauté libertaire qui prône l'amour libre.
En 1911, venant de Lyon, un certain Jules Bonnot rejoint le groupe. Il entraîne dans son sillage plusieurs membres de l'association dans une escalade sanglante. Rirette est emprisonnée pour recel d'armes à feu. Sa vie bascule dans la tragédie de « la bande à Bonnot » et son procès retentissant d'où elle sort libre.
Plus tard, elle s'éloigne du courant individualiste. Elle travaille comme correctrice de presse à Paris soir, puis au journal Libération, aux éditions Flammarion et en dernier lieu elle écrit dans le journal Liberté fondé par Louis Lecoin. Elle se lie d'amitié avec Albert Camus qu'elle initie à la pensée libertaire et lui fait découvrir les milieux anarchistes.
Elle devient aveugle et meurt en juin 1968 en pleine libération des mœurs. Le dernier clin d'œil de cette anarchiste étonnante qui s'est surtout battue tout comme Louise Michel pour l'indépendance et la liberté des femmes.