L’embauche 141120 (Pascal)
Début mars 89 (1989), dans un bureau sévère, j’étais au garde-à-vous, devant un recruteur à l’embauche, chez notre grand électricien national. Je savais que dans le couloir, il y en avait des dizaines qui attendaient leur chance, derrière moi et, sans réelle tension, j’essayais de me vendre au mieux de mes qualités. À l’intensité de ses questions directes, je répondais par des réponses sans résistance, inductives, se voulant attractives, remplies de mes capacités, de mon savoir, de mes diplômes, et de mon entrain à vouloir intégrer la Maison.
Aussi, je lui lâchai ma botte secrète, ce qui faisait ma fierté : ce difficile diplôme que j’avais acquis à la sueur des cours du soir, en semaine, et sur le pré de samedis entiers à jouter sur la table de la salle à manger, jusqu’à sacrifier ma vie de famille ; paradoxe, pour tenter de la faire mieux vivre. Dans la vie, on est souvent mal récompensé de ses efforts, j’ai remarqué. Au mauvais moment, mal reconnus, la vaillance et le courage n’ont pas de récompense véritable à hauteur de leur dévouement…
« Vous avez le BP d’électromécanicien ?... Option appareillage, mesure et régulation ?... « Mais des brevets professionnels d’électromécaniciens, on en a une « prétore », jeune homme !... À l’heure d’aujourd’hui, même nos releveurs de compteurs en sont pourvus !... », me dit-il, avec une réelle véhémence, un aplomb d’orateur, debout, à la tribune de son incontrôlable fatuité...
D’abord, son « jeune homme » m’avait un peu hérissé le poil ; je n’étais plus un gamin pubère, sortant du CAP, et se bouffant les ongles ; tenant la barre du frêle voilier du couple, j’avais femme et enfant, un loyer, des fins de mois difficiles qui duraient deux semaines, etc. Du bon côté du bureau, il en profitait ; de sa bouche en feu, sortaient ses phrases toutes faites, tels des boulets de canon lancés de son vaisseau, baptisé sur sa porte : « Bureau d’embauche ».
Ensuite, ce… « prétore… » Avais-je bien entendu ?... Sa langue de tribun avait-elle fourché ?... Était-ce un piège que je devais éviter ?... « Prétore… Prétore… », je suis sûr que tous les dictionnaires auraient bouté ce mot d’entre leurs couvertures comme Jeanne d’Arc, les anglais, en son temps. Aussi, un peu diplomate sur les chances de mon avenir, je ne devais pas reprendre mon interlocuteur sur le mot qu’il avait employé ; c’eut été un motif de licenciement, un court-circuit, avant même d’entrer dans cette boîte.
« Une prétore… » Je ne connaissais pas ce mot ; peut-être qu’en entrant dans cette boîte, je ferais partie d’une garde prétorienne, au plus près des intérêts des missions qui me seraient confiées. Peut-être que je bosserais avec le grand boss, en personne ; je savais que je lui devrais le respect, mais quand même… Mais je ne voulais qu’être monteur, moi !... Grimper sur les poteaux, être à la hauteur, raccorder les clients, les dépanner au mieux des intérêts de tous, marquer des heures supplémentaires, et rentrer chez moi, avec ma paie, comme le sésame d’un mois de travail honnête !...
Si je ne disais rien, c’était comme entériner ce mot, que je l’acceptais comme viable au sein de la grande entreprise et, à contrecoeur, dans celui de mon entendement. C’était faire allégeance à son illettrisme et, par-delà, qu’il comprenne la mienne, et qu’il me fasse entrer, dare-dare, dans la poubelle pleine… des recalés.
C’était ambigu ; j’avançais en terrain mouvant où un seul faux pas m’aurait entraîné dans la tourmente des « Au suivant !... » Comment lui faire comprendre que le mot « prétore » n’existait pas, sans le vexer, dans son côté m’as-tu-vu ? Pourtant, j’avais du mal avec ma conscience ; éclairer des vessies en faisant croire qu’elles étaient des lanternes, ce n’était pas dans mon tempérament. Je savais qu’arrivés à un certain poste, dans la hiérarchie, certains (certaines) s’autorisaient à inventer, au fil de leurs diatribes discoureuses, des mots extraordinaires, des mots révolutionnaires, puisqu’on ne pourrait pas les reprendre dans notre modeste position de petit soldat. Ha, des vertes et des trop mûres, si vous saviez comme j’en ai entendu, dans ma carrière !... J’en connais qui auraient fait fortune de points, en jouant au Scrabble !...
Pourtant, ce type, avec son air de premier de la classe, il était bien plus érudit que moi ! Il avait fait de si hautes études, qu’en levant simplement la main, il devait toucher la lune ! Si cela se trouve, les cratères, c’était de sa faute ! Il me regardait comme si j’étais une fourmi ! Peut-être souffrait-il de dyslexie ? Vous savez, une de ces maladies arrangeantes qui font passer la pilule ? Peut-être qu’il prenait les l pour des r, ou bien avait-il un accent du sud-ouest complaisant ? C’était peut-être un ajustement de vocabulaire pour se rendre plus compréhensible auprès de l’interlocuteur que j’étais ; avais-je l’air si benêt ?...
Au contraire, pris d’une grande vague de scepticisme, j’essayais de lui trouver des circonstances atténuantes. Je me demandais si c’était lui qui passait un entretien d’embauche ou si c’était moi ; pire, j’en arrivais à la conclusion que cette boîte, malgré toute son aura, était mal tenue. Devais-je le prendre pour un c…, rétorquer que je n’avais pas l’étoffe d’un héros, pour entrer dans sa garde prétorienne, que je n’étais pas assez entraîné pour cela ? Je ne savais même pas que les vêtements « Image de Marque », c’était une armure épaisse contre des potentiels assaillants…
En cours du soir, à ce fameux BP, j’avais appris les nombres complexes, je ne savais pas encore toute la complexité de cette boîte. Aussi, dans la queue du trottoir des embauches, j’étais là pour me vendre. Son « prétore », gros comme une maison, je lui laissais trouver sa place, un jour, dans des mots croisés bienveillants…
Le nez penché sur mon dossier, il continuait de loucher sur mes états de service ; cet Audiberti, on aurait dit un voyeur, l’œil dans la serrure du dortoir d’un pensionnat de jeunes filles. S’il continuait avec son cheveu sur la langue, j’étais maintenant pilote de haute voltige au lieu d’être soudeur, Saint-cyrien à la place d’être un ancien mataf, titulaire d’un diplôme des sciences appliquées, etc.
Il ne disait rien ; il attendait, sans doute, que je relève ce « prétore » à la barre de son prétoire. Il savait que je savais ; chat ou souris, c’était un jeu de dupe au dénouement irrévocable. Je fermai ma bouche ; après dissertation, après concertation, il m’embaucha ; on sera « prétore » plus un, me dis-je, tandis qu’il me tendait la main…