Le lièvre et la Dauphine. (maryline18)
C'était la nuit, ou plutôt l'aurore. Le ciel étalait ses couleurs chaudes au plafonnier de sa future journée. La fraîcheur décuplait son envie de gambader librement dans la campagne encore endormie, de se repaître de trèfle, de feuilles de betteraves et de maïs encore sur pieds. Quelle joie de courir toujours plus vite, éloignant ainsi les renards, décourageant les corbeaux, essoufflant les chiens des chasseurs mal réveillés.
Toutes sortes de dangers pouvaient à tout moment lui faire cesser sa course, il le savait et c'est d'ailleurs ce qui rendait cette dernière encore plus exaltante. Un rapace pouvait lui fondre dessus et le transpercer de ses griffes acérées, un chasseur, le meurtrir d'une seule de ses cartouches, un renard lui briser la nuque d'un seul coup de crocs.
Il se disait même, de-ci de-là, de l'orée des forêts jusque dans les terriers, que certains humains s'essayaient au lasso. Ainsi attrapés, il ne leur resterait plus qu'à les cuisiner, en civets ou en pâtés.
Vous l'avez compris, vivre dans la peau d'un lièvre n'est pas de tout repos...mais peu importe les dangers qui le guettent quand il hume les parfums enivrants de la campagne après la pluie. L'autre matin, sa vie aurait pourtant bien pu basculer. Alors qu'il s'apprêtait à traverser la route pour rejoindre le bois, où il se régale de champignons si parfumés, il stoppa net sa course. Deux yeux le fixaient intensément.
Que fallait-il qu'il fasse ? Fuir bien sûr !
Mais oui, mais il en était bien incapable, paralysé devant ces grands yeux si beaux... Quel nigaud ! Il était hypnotisé par le magnétisme qui se dégageait de cette voiture.
Elle illuminait la chaussée d'une façon, si troublante, si caressante, si différente qu'il n'était pas effrayé, non, il la regardait l'observer et il planait, oubliant sa condition de lièvre stupide et sans avenir. Que voulait-elle lui dire de ses grands yeux tellement mystérieux et que pouvait-il lui répondre puisque même ses habituels cris de surprise ne sortaient plus de sa bouche... Il lui fallait donc poursuivre sa course.
Devinant son trouble, la vieille Dauphine fit pivoter ses roues, vrombir son moteur et lentement le frôla avant de s'éloigner. Des pensées folles le secouèrent pendant ces manœuvres. Il ne voulait pas qu'elle parte. Chaque nuit, il court vers cet ultime point de rencontre, plein d'espoir et il la guette. Le froid et la déception lui glacent les pattes, l'échine, le nez.
Après des minutes longues comme des heures, il s'élance encore et encore, pour fuir un rêve qui ne peut vivre que dans sa pauvre tête de lièvre fou.
...C'était le milieu de journée...
Trois semaines plus tard, la Dauphine, de retour de vacances, emprunta la fameuse route ou traversent les bêtes, tôt le matin. Elle stoppa subitement. Son chauffeur reconnu le lièvre qu'il avait dévisagé longuement à l'aller. Il était mort. C'était lui, il en était sûr car il reconnu ses lunettes miraculeusement encore intactes. Le pauvre ne saura jamais que la belle Dauphine, était conduite par le loup qui habitait non loin de là.
Celui-ci ramassa la monture en écaille et dit, à la façon d'un publicitaire :
" Avec l'affreux loup, même la première paire est gratuite !"
C'est à cet instant que lui vînt une idée pour se nourrir sans se fatiguer : Il fit venir les journalistes et lança une grande campagne de nettoyage des champs et forêts. Il déclara face à la caméra, vêtu de son plus beau costume :
_" Pour toute dépouille de lièvre rapportée, une paire de lunette vous sera offerte ! Combien faudrait-t-il de cadavres pour que tous voient clair...cela, il l'ignorait encore.