Déconfiture (Vegas sur sarthe)
Une grande cuillère pour un p'tit déj ça peut paraître exagéré mais c'est comme ça: depuis que j'ai une grande gueule je déjeune avec une grande cuillère, c'est logique.
Alors comme chaque matin je farfouille dans le tiroir des couverts à la recherche de ma grande cuillère.
J'en ressort un objet improbable : “D'où ça sort ce truc?”
Germaine relève la tête :”C'est du bruit dans la cuisine”
Je prête l'oreille mais à une condition … qu'on me la rende.
On me la rend. Vide, aucun bruit ; j'apprendrai plus tard que le Bruit dans la Cuisine c'est le nom d'un magasin d'art culinaire.
“Mais c'est quoi ce machin ?”
Germaine soupire, c'est fou ce qu'elle peut soupirer à l'heure du petit dej :”C'est une cuillère connectée”
Jamais entendu parler d'ça :”Laisse moi rire. C'est connecté à quoi ?”
Germaine ouvre la bouche mais rien n'en sort comme à chaque fois qu'une de mes questions la déconcerte.
J'insiste :”Si elle était connectée, y'aurait une connexion, un fil avec une prise, bref quelque chose qui connecte”
Germaine reprend ses esprits.
J'ai toujours eu du mal avec cette expression, comment peut-on reprendre ses esprits ? C'est donc qu'on les aurait confiés à quelqu'un d'autre ou abandonnés sur la table entre le beurre demi-sel et la confiture ?
Au fait, y'a pas d'confiture ce matin ?
Germaine a bien repris ses esprits :”Ça me revient, ça s'connecte au smartphone pour indiquer la fréquence et l'intensité des tremblements”
Je m'inquiète :“Des tremblements? Quels tremblements?”
Germaine baisse la tête, penaude :”C'est une cuillère à l'usage des gens atteints de Parkinson”
Le machin connecté a failli m'échapper des mains :”Mais y'a pas plus d'Parkinson que de smartphone, ici !!”
Germaine, boudeuse :”C'était une promotion et j'me suis dit qu'ça pourrait nous servir un jour”
Voilà qui me rassure : “Le jour où j'aurai chopé Parkinson, ça m'fera une belle jambe d'avoir une cuillère ! En attendant ça marche comment?”
Germaine, toute ragaillardie :”Avec des piles mais j'en ai pas”.
Mon bol de chocolat va refroidir mais je fonce au tiroir des OGNI, celui des Objets Gardés Non Identifiables :”Ça mange quelle sorte de pile ta cuillère vibrante ?”
Germaine ignore tout de la norme 60086, elle ignore que sur notre bonne vieille terre il existe des piles bouton, des piles bâton, des carrées, des rectangulaires, des lithium, des alcalines, des zinc-argent, une source d'énergie vitale pour notre bien-être - on peut même dire nickel-chrome - et surtout une plaie pour l'environnement.
Bien sûr je ne trouve pas de piles dans le tiroir aux OGNI mais j'en ai souvent en réserve dans la dépendance.
La dépendance c'est comme qui dirait un immense tiroir OGNI de 90 mètres carrés à l'autre bout du terrain soit 100 mètres de jardin truffés de taupinières, un endroit dont nous dépendons totalement puisqu'il contient tout ce dont on a besoin impérativement sans l'avoir sous la main.
J'ai toujours eu horreur d'enfiler mes sabots en plein hiver avant d'avoir pris mon petit déj mais là, il y a urgence... une urgence impérieuse et technologique, l'avenir d'une cuillère connectée spéciale Parkinson !
Avant même d'avoir allumé la lumière je suis accueilli par Muse et Mimine, deux de nos fauves dont la gamelle à croquettes ne peut qu'être vide.
Je parlemente - c'est à dire j'enjambe les chats - pour faire le constat.
La gamelle est vide et moi je me plains comme disait quelqu'un... le sac de croquettes est très vide lui aussi, un sac de 7.5 kilos qui suffit normalement pour la semaine, mais pas cette fois.
Heureusement j'en ai toujours un sac d'avance dans le coffre de l'AX.
Chez nous l'AX c'est comme qui dirait l'annexe de la dépendance, une réserve roulante et capricieuse qui cale souvent à l'entrée du chemin et qui recèle ce qui manque dans la dépendance c'est à dire ce qui manque dans la maison.
Une fine couche de neige poudreuse s'incruste dans mes sabots.
D'habitude le coffre de l'AX s'ouvre au bout de deux coups de pied mais le givre a eu raison de la serrure.
Quand j'étais scout il y a de ça dix lustres - je préfère dire lustres car ça parait moins que les années - on faisait pipi sur tout ce qui nous emmerdait, les serrures, les vieux gonds, les carnets de notes et plein d'autres trucs inavouables.
Sans hésitation j'entrouvre ma robe de chambre à l'instant même où un grondement enfle au bout du chemin - avec ce froid c'est bien la seule chose qui soit en mesure d'enfler - c'est le tracteur du père Vincenot qui déboule sur nous, l'AX et moi.
Je remballe mon kit de dégrippage :”Hum... Salut père Vincn'ot! Fait pas chaud c'matin”
Le père Vincenot tourne la tête vers la maison comme si je n'existais pas.
Sur le seuil - échevelée telle une gorgone - Germaine lui fait un grand signe de la main, dévoilant un bout de sein laiteux qu'auraient envié Rembrandt et Picasso réunis.
“Bien l'bonjour M'ame Vegas!” lance en bavant le vieux Vincenot aux yeux exorbités et moi, je me sens las, si las avec cette cuillère déconnectée à la main.
Germaine rajuste son peignoir tandis que le vieux Vincenot - la tête à l'envers - évite notre AX d'une embardée hasardeuse.
La voix de Germaine réchauffe l'air glacé du matin : »Bichon ! Au passage, ramène un pot de confitures de coings ! »
Au passage ? De quel passage parle t-elle ?
Je lui demanderais bien de préciser de quel coin il s'agit mais c'est au dessus de mes forces, sans compter que pour l'humour Germaine n'est pas du matin ...