Le gardien de phare (Pascal)
Vu, dans une petite annonce : « Cherche gardien de phare, logé à l’année. Autonome, homme de caractère, apte à gérer l’éloignement, il devra surveiller, entretenir, dépanner, si nécessaire, les appareils de signalisation sous sa responsabilité. Salaire à débattre. Se présenter à la capitainerie ».
Entre le ciel et la mer, entre janvier et décembre, entre le jour et la nuit, coincé sur un bout de rocher hostile, gardien de phare, ça ne vous dirait pas ?...
Approchez !... Approchez, les candidats à l’adieu au monde conventionné, aux joies fragiles, aux illusions carrées, au futur dédicacé aux faits divers !...
Seulement pour le meilleur, dans l’anonymat carcéral, vous vivrez libres, enfin, retranchés dans le donjon de la mer ; ermites, vous serez définitivement affranchis des humains et de leurs falbalas, de tous leurs chichis et de toute la poudre aux yeux qui nous entoure !...
En quête de grandissime et d’aventures intérieures, vous aurez l’infini pour horizon, les marées pour uniques saisons, les tempêtes pour seules compagnes, et un Dieu à prier : c’est toujours utile pour ne pas sombrer dans la déraison…
Tu es intéressé, toi ?... Alors, laisse-moi t’expliquer ce qui se passe entre les lignes de cette petite annonce…
Tu devras t’accommoder de l’intense fracas des vagues harcelantes, des gémissements revenants du sémaphore et du silence obsessionnel, celui des marées basses, à force de vraie solitude.
Tu accepteras les borborygmes gênants de la mer comme la convive de tous les jours, à ta table ; pour établir le futur précaire de ta journée, tu traduiras les messages du vent, tu mesureras la hauteur des nuages, tu nuanceras la brume de l’horizon, tu estimeras la couleur de l’océan.
Ne crois pas que cet isolement forcené t’éloignera du monde ; non, au contraire, il t’en rapprochera à travers des connexions si sensibles, si sublimes, si subtiles, qu’elles échapperont d’abord à ta compréhension…
Petit à petit, dans le recueillement et l’abnégation, à l’échelle de ton âme et à la rigueur du dehors comme seul maître, tu apprendras tout de la simplicité et de la grandeur ; tu auras du respect pour ce qui vit ; tu t’exerceras au courage, à la foi, à la modestie jusqu’à l’humilité car elle est notre seule empreinte terrestre.
Au lever du soleil, tu auras des sensations d’allégresse, et des frissons de petitesse, à son coucher. Nuit après nuit, tu admireras les conversations des étoiles ; jaloux, tu les regarderas se rendre visite, tu les verras bondir et tracer dans le ciel des cabales mystérieuses. Tu t’amouracheras d’une plus brillante ; tous les soirs, tu la chercheras, tu lui raconteras tes secrets, tu te laisseras séduire par ses humeurs flamboyantes ; elle sera ta bonne étoile. Au dessus de ta fortification, tu regarderas les mouettes accrochées à des fils de cerfs-volants invisibles ; tu te sentiras pousser des ailes et tu planeras avec elles jusqu’aux nuages, jusqu’aux confins de ton imagination…
Et les bateaux, au large. Dans ceux en partance, sans le vouloir vraiment, tu t’inviteras passager clandestin sur ce paquebot, skipper sur ce grand voilier ou, sur ce porte-container, simple matelot. Dans les navires en transit, tu admireras les paysages des continents du Pacifique, tu vivras au rythme de l’équipage, tu espéreras tes rêves au plus près de la réalité terrienne. Dans les chalutiers en retour, tu rapporteras tes meilleures marées, tu réapprendras à marcher et, si tu t’en souviens, tu conjugueras le verbe aimer au présent…
À l’escalade habituelle, une à une, entre les solides, les ébréchées, les glissantes, les branlantes, les usées, les inégales, tu compteras les marches comme un pèlerin quand il processionne jusqu’à son mausolée ; sur cette marelle verticale, tu t’arrangeras avec les chiffres pairs, tu remarqueras les toiles d’araignées respirant tes courants d’air, tu verras ton reflet comme unique compagnon dans la vitre grégaire, tu chasseras les ombres des fantômes, un peu plus loin, sur les marches impaires. Tu chanteras des chansons de marin ou des bêtes refrains qui n’ont d’autre intérêt que de cadencer ton ascension…
Ne dépendant plus que des éléments, tu tromperas l’ennui en bousculant les habitudes ; plus que de lire les livres des autres, tu écriras le tien à coups de sensations grandioses, de voyages intérieurs au balisage de ta réflexion souveraine ; tu y mettras tes couleurs, tes parfums, ta poésie, ta musique, juste pour te dire et te répéter que tu as une vie extraordinaire.
En éternelle confession, tu parleras à ton âme, tu lui trouveras plein de défauts ; tu la sermonneras, la sermonneras encore et encore ; prêtre de ton moi, tu questionneras ton âme et tu entendras tes premières réponses. Tu auras des bouffées d’empathie par le simple fait d’un sentiment puissant et vrai te traversant ; avec ton cœur, seul véritable ami, tu ne seras plus jamais seul…
Et la mer. En couple, tu apprendras à vivre avec cette harpie guerroyante, cette maîtresse impétueuse, cette bougresse soulevant ses jupons d’écume aux moindres bourrasques de vent ; au supplice, tu courberas le dos sous ses coups de boutoir, tu supporteras ses gifles d’éternelle sauvage, mais tu fermeras les yeux pour mieux l’écouter et tu oublieras tes propres tourments. Dans les yeux, tu auras les larmes de ses embruns ; dans la bouche, tu auras le goût du sel de ses baisers ; dans le corps, les tremblements caverneux de ta tour de garde rudoyée…
Illumination. Enfin, tout en haut de l’affiche, impressionniste exalté, tu peindras la nuit à coups de lentilles et de prismes ; tu envisageras tout ce noir aux traits de ce pinceau rayonnant ; obstinément, rempli de pouvoir divin, tu éclaireras les ténèbres, tu repousseras les chimères, tu bousculeras les nuages à force des fringants faisceaux balayant l’infini.
Tu apprendras à te réchauffer près du foyer incandescent ; tu t’inventeras lumière, le temps d’une rotation, tu te découvriras soleil à la suivante, sauveur de l’humanité des bateaux au large, à la suivante, et si le Dieu de ta Bible ferme les yeux, tu te trouveras des circonvolutions mirobolantes, à toutes les autres…
Réalité ou projection de tes fantasmes, sur ton bout de rocher inculte, viendra bien se divertir une divine sirène ; tu seras le seul à la reconnaître parce qu’elles sont si farouches qu’elles ne sont visibles que par les âmes repenties des choses de l’intéressement, de la notoriété et du pouvoir. Dans l’écuelle d’une flaque sertie de diamants éternels, tu lui apporteras à manger, ô, seulement quelques miettes de pain, et tu ne sauras jamais si c’est elle, ou bien si c’est la mer qui a dévoré ton maigre festin ; mais veux-tu réellement le savoir ?...
Au matin, allongé entre tes draps blancs, tu dormiras un peu, tu rêveras beaucoup, tu aimeras passionnément, tu croiras à la folie car tu vogueras, les voiles déployées, ivre de liberté, dans l’immensité du Grand Tout…
Alors, toujours intéressé ?...