La rue Nicolas Laugier (Pascal)
Hier, la Marine et tous ses matelots alimentaient un marché parallèle qui faisait vivre nombre de personnages de l’ombre, à Toulon. L’alcool, les filles, la démesure remplissaient les ruelles de la basse ville. Entre ripailles et débauche, le fric changeait de main ; tout le monde y trouvait son compte ; les tafs se déniaisaient sous la férule experte de professionnelles, ils allaient manger dans des petits restos, ils allaient dans des petits cinés, et les petites gens vivaient de leurs petits commerces…
Jenny travaillait dans la basse ville. Vendeuse de fleurs à la sauvette, serveuse de bar miteux, à l’occasion, prostituée soutenue par des barbeaux en rupture de banc, elle avait gravi les échelons des métiers obscurs de la nuit. Native de l’arrière-pays varois, en rupture de liens familiaux, pas vraiment instruite, quand je l’ai connue, elle arpentait son périmètre, entre deux porches, dans la rue Nicolas Laugier.
Sans parler de ses épaules nues, de la soierie de ses dentelles sur sa peau blanche, de ses talons aiguilles tricotant le pavé, elle avait un charme extraordinaire, une forme de fraîcheur que rien ne pouvait altérer. Métier pénible, s’il en est, avec son accent de cigale et la danse de ses cheveux sur son cou, Jenny mettait pourtant de l’entrain à la populace passagère ; elle haranguait le chaland, forçait le curieux, souriait aux bordées en début de gogaille. Tout à coup, en passant devant elle, tout ce beau monde semblait marcher au pas comme si le rythme de sa voix suffisait à ordonner ce défilé de bambocheurs intéressés.
Cette ruelle de perdition, c’était une vision panoramique, un relief à l’intérieur du relief, une perspective de microcosme où tout prenait naturellement sa place ; c’était un minutieux mécanisme d’horlogerie où chacun des pignons, même le plus petit, le plus insignifiant, entraînait l’autre dans l’euphorie de la minute suivante ; c’était un havre illusoire de retrouvailles où chacun argumentait ses défauts pour les sortir du coffre de son imagination…
À la lumière tenace de la fin de la journée, quand un bout de soleil allait s’accrocher un moment sur les étendoirs à linge de la rue, les parfums enivraient, les couleurs éblouissaient ; les visages croisés étaient maquillés de clair-obscur comme si la représentation allait naturellement s’offrir en noir et blanc. Mes regards impressionnés allaient d’une trouvaille à l’autre, d’une démarche à l’autre, d’une courbure de hanche à l’autre, et c’était toujours des découvertes sensationnelles qui remplissaient ma besace de navigateur, à l’éternelle recherche de sa bonne étoile.
Un à un, les bars à hôtesses ouvraient leurs grillages en les repliant lentement comme pour ne pas qu’ils s’échappent de leur rail ; j’ai encore le crissement de ces clôtures dans les oreilles ; c’était comme un train qui entre avec ses voyageurs attendus devant le quai, un clairon entêtant, signifiant le début des libations, un appel à ce que tout le subconscient addict traduit comme des futurs débordements.
Devant les bars, des livraisons de bouteilles remplissaient les entrées ; à l’intérieur, des serpillières s’activaient ; les allées et les venues chahutaient les rideaux comme des cascades de perles multicolores, aux crépitements incessants…
J’assistais à la répétition générale. Petit voyeur, j’aimais bien cet envers de la carte postale toulonnaise ; je ne savais pas vraiment si j’étais réel ou bien si je faisais partie du décor. Rêve ou réalité, étais-je ici ou là ?... Étais-je comédien ou simple témoin ?...
Au spectacle de la rue, les acteurs nuiteux se mettaient en place. Les filles tiraient sur leurs jupes pour tenter de les rallonger, les jukebox répétaient leurs vocalises et les heurts des verres au fond des bars préparaient les tournées générales. Tours de prestidigitation ou sortilèges, un éclat de voix appelait quelqu’un, un autre le faisait disparaître ; il entrait une silhouette dans un couloir miteux, il en sortait une autre ; perchées sur leur tabouret promontoire, toutes les sirènes du port avaient délaissé leur longue nageoire…
Le soleil avait fondu. Émergeant des limbes bleutés de chaleur encore pesante, telles des nymphes dépliant leurs ailes froissées, entre trottoirs, caniveaux et mitan de la rue, rampantes, les ombres s’allongeaient ou rétrécissaient à l’humeur blanchâtre des piètres réverbères ; voraces, les jeunes papillons s’agrippaient au pistil des fleurs offertes. Il y était question du prix du miel et du septième ciel, en échange…
Pendant un moment, Jenny disparaissait avec un client et la rue redevenait tout à coup morne et sordide, lugubre et dangereuse. Le linge aux fenêtres habillait les fantômes des courants d’air et ils s’agitaient, ces mauvais funambules, en dansant à la mesure des musiques revenantes. Il flottait dans la ruelle des odeurs de sandwichs, de bouche d’égout, de sueur et de parfum pas cher. Depuis la nuit de mon temps, il me semblait avoir toujours connu ces effluves accaparants. L’appétence exacerbée, cela me donnait faim pour tout, surtout de la chair, de la chair à Jenny…
Au grand pavois de ses sourires, quand elle revenait, elle faisait tourner son petit sac à main verni, au bout d’un doigt ; ébloui, je ne voyais qu’un étincelant miroir aux alouettes ; quand elle allumait sa longue cigarette, qu’elle tirait sur le tison jusqu’à le faire rougir, je ne voyais qu’un feu de belle naufrageuse où j’allais immanquablement m’échouer encore entre les rochers de ses bras…
Et puis, c’était la nuit ; tous les matous étaient gris ; fuyants ou attentifs, sans foi ni loi, les loups faméliques avaient remplacé les chiens savants ; ils reniflaient l’entrée des bars comme pour prendre une piste au seul tenant de leur flair aiguisé. Infime pignon de la rue, c’est à ce moment que je me décidais à aller retrouver Jenny, son accent de garrigue et la fine soierie de ses dentelles. Les dents aiguisées, la bave aux lèvres, je n’étais plus qu’une ombre dépravée, un quidam affamé… dans la rue Nicolas Laugier…