Une éternité d’enfant (Pascal)
À Gaillard, quand j’étais au cours moyen deuxième année, nous avions un instituteur hors du commun. Le cheveu rare, le teint rougeaud, on disait qu’il avait pris un éclat d’obus dans la figure à la guerre, même si on ne savait pas trop laquelle ; il était craint autant par ses silences pesants que par ses coups de colère…
L’éternel Borsalino vissé sur la tête, tiré à quatre épingles, les chaussures toujours impeccablement cirées, c’est comme cela qu’il surveillait la cour ; derrière les platanes, quand on le croisait, sous peine de ses terribles châtiments, on avait intérêt à le saluer. Les autres instits le craignaient ; de toute façon, il ne se mélangeait pas, il était d’une autre culture, d’une autre éducation, d’un autre siècle…
Il s’y connaissait en supplices ; il faut dire qu’entre les fortes têtes, les bons à rien, les ultra-redoublants, dans sa classe, il collectionnait la panoplie des brigands, des canailles et des fripouilles de l’école. Oui, c’était l’âge des chenapans, des bousculades à la récré, des billes qui crevaient les poches de nos blouses et des tours de platane en punition…
Il avait ses raffinements dans l’art de nous faire mal ; parmi ses maltraitances corporelles, (il en avait toute une palette non exhaustive comme si, à chacun de nos méfaits, il adaptait celle la plus appropriée à son humeur du moment), il aimait bien nous prendre la patte de nos quelques cheveux, au bord de l’oreille. Puis, il nous soulevait jusqu’à ce qu’on se tienne maladroitement sur la pointe des pieds, en grimaçant toute notre douleur. Bien sûr, dans l’équilibre précaire, il ne fallait surtout pas verser une larme qui aurait naturellement signé notre soumission. Avec les pugnaces et les réfractaires, il tirait sur les deux pattes en même temps, ce tortionnaire. Nous, pendant cette pénible épreuve, on avait mal pour celui qui restait suspendu entre ses doigts ; on avalait notre salive en nous faisant tout petits. Je me souviens ; entre nous, pendant la récré, on s’entraînait à endurer ce terrible calvaire, pour apprendre à moins souffrir…
À la lenteur de ses explications aussi savantes que nébuleuses, devant toute la classe, quand il en choppait un, automatiquement puni, il le faisait mettre à genoux sur une règle carrée et il l’oubliait au coin du mur. Ou bien encore, on devait placer les doigts devant sa règle en fer et attendre de recevoir ses coups pervers. Malheur au rapide qui ôtait ses doigts…
Parfois, quand il surprenait un bâillement, un désintérêt momentané à son cours, un de nos regards buissonniers du côté des fenêtres et des nuages, automatiquement, il balançait au candidat à l’évasion tout ce qu’il avait entre les mains ; craies, brosses et parfois livres, volaient dans les airs…
Quand il nous appelait, on se tenait à un bon mètre de lui. Adepte des gifles et des coups de pied au cul, c’était son exercice de gymnastique habituel ; j’en connais qui attendaient sans trembler sa sentence ; c’était bien peu en comparaison des coups de manche à balai et de ceinturon qu’ils recevaient à la maison.
Par instinct naturel, quand on rentrait les fesses ou qu’on évitait sa beigne, ça le rendait encore plus mauvais. Nous plaindre de ses sévices à nos parents ?... Mais c’eût été recevoir la punition en double, le retour à l’aller de la gifle, des privations de sortie, de ciné, de repas, de vélo, de télé et, même pire : de dessert !...
Quand on avait une dictée, à part sa voix nasillarde et pincée, on n’entendait que nos plumes allant lécher timidement l’abreuvoir du bord de l’encrier et nos toussotements gênés. Même les mouches ne volaient pas, il aurait pu les tuer, rien qu’en leur fronçant les sourcils…
L’après-midi, il avait le teint encore un peu plus cramoisi comme si son éclat d’obus, il le soignait avec du « Kiravi », trois étoiles à la consigne ; c’était plus tranquille ; il cuvait derrière son bureau. Il ratait ses coups de pied, ses coups de règle, mais il nous soulevait encore plus haut, entre son pouce et son index…
« Bande de petits voyous !... Gibiers de potence !... Misérables vauriens !... Infâmes sagouins !... » En boucle, avec sa voix aiguë et pincée, il nous balançait nos titres et nos qualités, quand il se sentait moqué ou incompris. Dans sa classe de CM2, ce prélat de prévenus, il surprenait, il jugeait, il punissait…
Moi, je hochais la tête comme un petit chien de plage arrière de voiture ! J’étais toujours d’accord avec lui, surtout quand je n’avais rien compris ! Je ne voulais pas me retrouver attaché au pilori de sa vindicte ! Aussi, malheur à moi, quand il m’envoyait au tableau ! Est-ce qu’on apprend quelque chose de quelqu’un, quand on en a peur ?... Est-ce que la torture ouvre les portes du savoir ?...
J’étais tétanisé ! J’avais la fièvre au front, les mains tremblantes ! D’un coup d’aile, combien de fois ai-je pensé à m’enfuir de cette cage ! Avec des yeux de chien battu, du haut de l’estrade, je regardais la cour et le début de la récré des autres gamins !...
Mais qu’en avais-je à foutre, du robinet fuyard qui remplissait une baignoire percée ?!... On n’avait même pas de salle de bains, à la maison !... Du train en retard et des horloges en avance, dans une gare qui n’existait même pas ?!... Je n’avais jamais pris le train !... Des centiares, des ares et des hectares ?!... On n’avait pas de jardin !...
Quand il m’avait soulevé de terre, au bout d’une éternité d’enfant, j’étais retombé parce qu’une touffe de mes cheveux était restée entre ses deux doigts ! Moi, je n’avais pas le cuir tanné des autres gamins de la classe ! Mes parents ne me brutalisaient pas, eux ! Mes yeux piquaient, piquaient !...
Devant les certitudes de cet instit violent et l’incompréhension de mes parents, j’en étais arrivé à me persuader que j’étais aussi un cancre, un moins que rien, un futur délinquant, quand il me faisait écrire des pages et des pages de lignes de punition, à la maison.
Dans la fanfare des fanfarons de ma classe, je devais être aussi un infâme sagouin, un de ces mots d’encyclopédie qu’il se plaisait à nous assener, en gueulant toute sa haine, du haut de son estrade…