La kermesse à Pierrots* (Emma)
C'est arrivé dans les années 80.
Au fil des siècles et des années, dans ce petit village de Flandre, la traditionnelle kermesse du dernier samedi de juin s'était rétrécie jusqu'à se résumer au défilé de la fanfare, une buvette, un jeu de boules, et une baraque à frites.
Les associations de danse offraient en fin d'après-midi leur gala de fin d'année dans la salle polyvalente, pour l'occasion affublée, en plus des coupes de championnats derrière le bar, de ballons, écussons en carton, et oriflammes bigarrées.
Les familles des danseuses traînaient là de force des fratries au regard éteint, moroses à l'idée de se taper deux heures d'un spectacle déprimant.
Presque toute la salle était occupée par les tables de ceux qui avaient réservé le traditionnel et roboratif dîner aux Pierrots qui devait suivre le spectacle ; derrière, de simples chaises accueillaient les "entrées simples", qui se contentaient de la buvette, constituées majoritairement d'ados ricaneurs venus zieuter et railler les plus grandes des danseuses du cours de Madame B.
Il faut dire que les costumes de celles-ci n'avaient rien à envier en potentiel érotique à ceux des pole-danseuses professionnelles, bien que ne seyant pas forcément à des gabarits hétéroclites.
On eut droit d'abord aux scènes de ballet classiques, qui firent bailler les gamins. Puis les danses modernes de madame B, plus ou moins orientalistes, les émoustillèrent et leur permirent de montrer toute l'étendue et la finesse de leur esprit. Ensuite ils levèrent le camp.
La deuxième partie était consacrée aux petites. Des ablettes anémiques et quelques dodues au ventre rebondi, frissonnant, à demi nues, dans leurs costumes approximatifs en crépon cousus à la hâte : pagne court frangé et ridicule soutien-gorge.
Elles se trémoussaient sur "Mélissa, métisse d'Ibiza", lorsqu'une bretelle du soutien-gorge de papier de Caroline lâcha, à sa grande panique. Elle essayait de le retenir de l'autre main, mais rien à faire, le crépon pendait, révélant une partie de sa petite poitrine chaque fois qu'elle devait faire face au public ; petit drame pathétique, que la mise en scène, l'éclairage intermittent, la musique, rendaient obscène.
Sa maman se précipita dès la fin de la prestation pour lui donner un gilet, mais le mal était fait, la pauvrette en larmes s'échappa et courut cacher sa honte dans les vestiaires situés dans le bâtiment annexe, entourée d'une nuée de petites filles pépiantes dont la plupart ne s'étaient aperçues de rien.
Le Dédé, qui était venu aider sa femme Jeannette à servir les repas, se glissa derrière les petites filles, suivit Caroline jusque dans les toilettes où elle s'était réfugiée en sanglotant, tandis que les autres se changeaient en caquetant à l'autre bout du couloir.
Il mit le loquet, la viola et l'étrangla.
Puis il s'enfuit par la fenêtre qui donnait sur le sentier le long de la rivière, où ne passait jamais personne, parce qu'il ne menait qu'à l'ancienne tannerie désaffectée.
Sauf ce jour-là, justement où le vieux Paulin promenait son chien obèse et à demi aveugle, dont le ventre touchait terre ; il salua le Dédé à la Jeannette d'un "eh ben mon vieux, toi non plus t'aimes pas la gambille ?"
Ce qu'il ne manqua pas de répéter dix fois aux gendarmes, ponctué de "ben ça alors ! " dans toute l'agitation qui suivit les cris.
Quand ils eurent alpagué le Dédé, qui tentait de fuir sur sa mobylette, les gendarmes se rendirent chez Jeannette, et la trouvèrent pendue à une poutre du hangar.
Voilà.
* les ducasses à pierrots sont une vieille coutume à Lille et les environs, dont l' origine se perd dans la nuit des temps, prétexte « à de gaies réunions et à d’honnestes beuveries ». Le pierrot, c’est un bout de saucisse d’une dizaine de centimètres de longueur, toujours accompagnée de haricots bien chauds et fort souvent, aussi, de pommes de terre. (le web)