La déclaration (maryline18)
Toute entière investie dans ses gestes chaques jours répétés, Isabelle, nouvelle embauchée, termine la toilette d'Antoinnette, la première réveillée. Elle a prit sa robe bleue dans la penderie, celle que lui a offerte son mari, quand... elle pouvait encore marcher..explique t-elle.
Ses yeux s'illuminent quand elle parle de lui, fidèle et venant très souvent lui rendre visite, avec un petit présent. Autant d'attention pour lui signifier son amour, assure t-elle... Antoinnette range tous ces trésors, chocolats, madeleines, petites fiole d'eau de cologne, petits mouchoirs brodés, dans son chevet.
Certains soirs, Isabelle vient la retrouver. Elle aime son regard malicieux et son sens de la répartie, elle la fait rire...Pendant qu'elle coiffe ses cheveux gaufrés par la natte du matin, une complicité sans nom les relie, volant toutes deux quelques instant au temps...Pour prolonger ces moments, Toinnette (c'est ainsi qu'elle se fait appeler par les aides-soignante) lui raconte la scène de la déclaration que lui avait fait Robert soixante-dix ans plus tôt.
"-C'était dans un petit bistrot, à l'occasion du bal de la ducasse, la seule sortie autorisée en soirée, de l'année. J'y était venue accompagnée de mes deux soeurs, Ginette et Louisette, et de mes trois cousines, bien décidées à faire la fête et à danser.
On s'était bien vite apprêtées, baclant les corvées de lessive et le nettoyage des clapiers et des poulaillers. Les parents nous observaient du coin de l'oeil, amusés, mais un peu inquiets, nous donnant les dernières recommandations de bonne conduite."
"-Comment était votre robe Toinnette, vous vous souvenez ?"
Elle fixe alors, comme à chaque fois, rêveuse, un point imaginaire sur la tapisserie fleurie et raconte...
"-J'avais mis la robe bleue qui me venait de ma soeur Joséphine. J'y avais cousu un galon rouge et volanté dans le bas. J'avais troqué mes galoches pour des escarpins vernis qui me serraient les orteils et que je supportais en grimaçant. Je l'ai repéré tout de suite, Mon Robert, à peine arrivée au bal !"
"-Il était beau ?"
"_Oh oui, il l'était ! Et il avait des mains...de pianiste !
Après m'avoir invitée à danser, il m'a offert une limonade. Mes cousines et mes soeurs, je les avais semées au beau milieu de la salle ! Assise en face de lui, ses yeux ont rencontré les miens et à cet instant, j'ai su..."
"-Quoi, vous avez su quoi ?
Toinnette fait durer le plaisir et l'émotion reste suspendue à ses lèvres...
"-J'ai su que je l'aimerais...Il avait les mains si douce et les yeux si bleus...Il m'a pris la main et m'a déclamé mon beau poème d'amour !"
"-Allez-y toinnette, dites le moi !"
Savourant mon impatience, elle fait semblant de faire un effort pour se souvenir des mots déjà au bout de sa langue, et alors les joues rosies et les yeux humides elle se lance, sa main frêle dans la mienne :
-"Dans vos yeux délavés,
Je me suis égaré...
Mais où est donc la sortie,
Pour qu'au plus vite, je vous fuie ?"
Toinnette éclate alors d'un rire communicatif et ma collège intriguée rapplique :
"-Ben vous avez bien du plaisir toutes les deux !"
Toinnette lui adresse un clein d'oeil complice et poursuit :
"-Je raconte à la belle Isabelle le coup du poème !"
"-Lequel, le rigolo ou le vrai ,"
"-Les deux !"
Toinnette soupire d'aise de m'avoir bien eue et me tapote la main :
"Toi je t'aime bien, tiens, je vais te l'dire le vrai poème, si beau de ma rencontre avec Robert ! Voila ce qu'il m'a dit, ses yeux dans les miens :
Je vous aime, ô jeune fille !
Aussi lorsque je vous vois
Mon regard de bonheur brille,
Aussi tout mon sang pétille
Lorsque j'entends votre voix " (Théophile Gautier)
Quelques mois s'écoulèrent avant que Toinnette ferme les yeux pour toujours, un curieux sourire aux lèvres...
Isabelle apprit qu' Antoinnette ne s'était jamais mariée et que Robert, qui était sa seule famille, était son frère...Les friandises cachées dans son chevet provenaient des autres chambres et des charriots préparés pour les goûters.
Avait-elle inventé délibérément cette histoire ou sa mémoire lui offrait-elle un dernier réconfort ?
Personne ne peut affirmer la vérité, mais Isabelle gardera longtemps en mémoire les éclats de rire de la malicieuse Toinette qui aimait la vie et la poésie...