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Le défi du samedi
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19 août 2017

Marie-Jeanne (Pascal)


J’avais réservé une table à l’Auberge du Pachoquin. Située dans la vallée du Gapeau, ancien relais de poste transformé en restaurant, c’était un antre de délices pour toutes les papilles gourmandes et c’était foule, ce dimanche. Fin de l’automne et chasse ouverte, sur tous les menus, le civet de sanglier était la marque de leur grande notoriété dans la région.

Quand nous entrâmes dans l’immense salle, le restaurant embaumait ses gibiers et ses marinades. Avec tous les salamalecs d’usage, on nous trouva notre petite table, on nous installa, on nous apporta les menus, la carte des vins et quelques amuse-gueules pour nous aider à patienter.
En attendant la commande, nous restâmes en contemplation devant l’énorme cheminée ; une véritable moitié de tronc d’arbre se consumait lentement dans l’âtre. Telles les fusées rougissantes d’un feu d’artifice improvisé, des crépitements soudains pétardaient dans les flammes dansantes ; coupant la parole, ils taisaient un instant le brouhaha des attablés alentour comme si toutes ces petites détonations faisaient partie du spectacle. Entre deux fourchetées, entre deux rasades, entre deux bons mots, cela rajoutait encore au décor gentiment champêtre de l’endroit. Des vieilles choses accrochées aux murs enrobaient l’ambiance des fastes d’une nostalgie ancienne ; leur désuétude flagrante plongeait immanquablement les attablés dans le siècle passé.
Quand ce n’était pas les senteurs boisées du chêne brasillant dans la cheminée, le bouquet précieux des gerbes de lavande séchée, des effluves tièdes de mangeaille appétissante venaient nous taquiner les narines et, des yeux, nous cherchions désespérément un serveur pour nous rappeler à lui. Enfin, l’un d’eux, un peu moins occupé que les autres, vint prendre notre commande. Ce fut un civet de sanglier, bien entendu…

Pour célébrer cette sortie dominicale, tu portais une belle robe blanche, brodée de motifs tarabiscotés, comme un habit de princesse médiévale. Tu avais relevé tes cheveux dans une coiffure savante entre mèches et boucles, entre tresses et barrettes. Pour parfaire ton charme, tu avais glissé quelques bagues le long de tes doigts, attaché un collier de perles transparentes autour du cou et ajusté des bracelets tintinnabulant leur liberté à chacune de tes gesticulations.
Mais ce qui m’éblouissait le plus, c’était tes sourires que tu me flashais en salves quand je t’admirais ; jeunes amoureux, nous étions connectés au grand Tout, celui qui augure des secondes lumineuses et des lendemains enchanteurs. J’avais l’eau à la bouche…

Avec le peuple occupant la grande salle, l’atmosphère était lourde, entre la fumée opaque des cigarettes, la chaleur rayonnante du foyer, les fragrances capiteuses des plats posés sur les tables et le tintamarre obsédant des discussions enflammées. C’était comme un bourdonnement incessant ; seuls des éclats de rire, des tintements de verres, des chaises malmenées crissant sur le carrelage, semblaient émerger du tumulte.

Curieuse de ton entourage, tes regards s’étaient portés sur une table proche ; elle était occupée par une huitaine de personnes âgées en pleines libations gargantuesques. Chacun des protagonistes, trop occupé à engloutir ses carrés de quartanier, ignorait son voisin comme s’il avait peur qu’on lui ravisse sa part…

On venait de nous apporter notre poêlon de sanglier mariné ; dans la corbeille, les tranches de pain croustillant n’attendaient que notre boulimie et nos verres étaient remplis avec un gouleyant vin rouge provençal. Je nous servais grassement en laissant couler la sauce épaisse sur nos morceaux de viande…

Au milieu de cette troupe de cheveux blancs, tu avais remarqué le comportement étrange d’une petite mémé qui se balançait mollement sur sa chaise, comme si elle avait perdu le contrôle de ses facultés. Tu me le faisais remarquer quand, tout à coup, les yeux de la vieille dame se révulsèrent et sa tête tomba au mitan de l’assiette…

Debout, avant que je m’en aperçoive, et que toute sa tablée ne s’en aperçoive aussi, n’écoutant que ta compassion, tu as retroussé les manches de ta belle robe brodée, tu as foncé vers elle, tu l’as sortie de sa fâcheuse posture d’inconsciente, en début de noyée, et tout aussi promptement, tu l’as installée sur le sol, dans la position latérale de sécurité.
Tu t’occupais d’elle, tu tapotais ses joues si pâles, tu lui parlais avec des mots d’assistance comme si tu la connaissais ; son dentier à la main, tu avais un peu de bave entre les doigts. Tu as trempé une serviette dans un pichet d’eau et tu lui as humecté doucement le visage en le nettoyant de toute cette sauce tellement brunâtre. Tes bijoux ne brillaient plus pareil, comme si un sortilège les avait subitement ternis à mes yeux ; l’ambiance enchanteresse de notre dimanche s’était soudain effacée devant la réalité du fait divers…  

Dans nos assiettes, le civet de sanglier fumait toute son impatience et tous ses parfums de garrigue sauvage ; le vin rouge stagnait dans nos verres et je n’osais même pas goûter ce que j’avais piqué au bout de ma fourchette…

Revenue des limbes comateux, la tête blottie entre tes bras, la vieille dame t’a souri ; j’ai pensé que c’était un sourire de miraculée mais c’était plutôt un sourire de maman. Il y avait de l’Amour dans cette grimace à l’endroit, une miséricorde réciproque, et je compris que c’était ton salaire de labeur. Vous aviez des secrets que je ne comprenais pas et j’étais bêtement jaloux de ne plus être le seul détenteur de tes attentions humanitaires.
Sur ta tête, ta coiffure s’était disloquée, et les mèches, et les barrettes, et les boucles, et les tresses, s’emmêlaient sans que ton charme n’en souffrît une seconde. Tu étais Marie, bénie entre toutes les femmes, tu étais Jeanne, Jeanne d’Arc, volant au secours des plus démunis, tu étais Marie-Jeanne, mon Amour, mon Amie, ma Fiancée de toujours…

La vieille dame avait repris ses esprits ; nantie de son appareil dentaire, elle avait réinvesti sa table et réclamait déjà une autre louche de sanglier mariné. Je me souviens comme elle lorgnait sur notre table comme si elle attendait que l’un de nous deux défaille pour voler à son secours ; je me souviens de ses mille œillades complices de vieille maman qui veille sur sa progéniture…

C’est le patron de l’Auberge du Pachoquin qui était content ; tout sourire mercantile dehors, il vint nous apporter un nouveau poêlon de sa daube de sanglier mariné parce que, réchauffé… c’est encore meilleur…

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Commentaires
B
Magnifique un pur bonheur à lire émotion amour amitié tout y est entour d'un bon repas <br /> <br /> Merci pour cet agréable moment et Bravo Pascal
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T
Il a l'air sympa ce resto ! C'est chaud, c'est convivial, on s'y sent bien.
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P
Vraiment l'impression d'être assis à la table d'à côté et de partager leurs sensations/émotions.
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V
nous sommes voisins je suis de st max!!
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W
Le geste qui sauve, c'est bien. Et avec le sourire, c'est mieux !
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J
Il y a presque le même resto à Paris...surtout avec la cheminée, sinon avec la tablée des vieux.
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J
Il y a presque le même resto à Paris...surtout avec la cheminée, sinon avec la tablée des vieux.<br /> <br /> <br /> <br /> Superbe, tes descriptions. J'ai l'impression d'y avoir été avec eux.
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