Muet comme une tombe (JAK)
Le vieux grincheux- baptisé Jules par ses parents, cela remonte à combien d’années ? -est debout appuyé sur sa bêche, zieutant chaque jour le passage de son voisin. Mine de rien il donne l’apparence d’être appliqué par les nouvelles du jour.
Dès qu’il l’entraperçoit, il le hèle d’un « oh Léon » comme le font les autochtones de la campagne d’autrefois, pour lui enjoindre de venir trinquer.
Il sort rapidement du puits sa piquette de vin blanc devant un Léon, fourbu, et en sueur maintenu par son antique vélo qui lui sert ainsi de canne d’appui.
Il vient de terminer sa tournée postale bien arrosée ! Il est fort assoiffé par la cote et les nombreuses escales qu’il a fait dès potron-minet.
Il ressent cependant une certaine réticence devant ce Jules, pressentant inconsciemment une escobarderie, mais malgré tout il acquiesce à l’invitation désaltérante.
Ils devisent du temps, de la lune rousse, ou des poules qui ne pondent plus en ce moment. Parfois ils gaussent sur les dirigeants qui nous gouvernent, et qui ne sont pas à la hauteur. C’est du moins ce qu’ils écoutent le soir à la télévision, avant d’aller se coucher ensuite écœurés de tout ce foutu fourbi là-haut à Paris. Ils finissent par s’endormir devant l’écran, en ronflant.
Souvent un saucisson, sec comme un coup de trique, est sorti du tiroir comme pour mieux amadouer LeLéon ; c’est ainsi qu’il nomme, son voisin.
Ce Léon est sa seule distraction de vieux sauvage blasé, mais surtout il aimerait savoir… et il essaie de lui tirer les vers du nez pour connaitre ce qui lui parait être un grand secret de fabrication.
En effet depuis des lustres, il désire connaitre, cela devient une idée fixe, comment Leléon réussit si bien à obtenir des citrouilles qui ont la cote dans le pays et gagnent souvent le concours des plus belles des cucurbitacées du coin.
On vient de loin pour les admirer à la foire annuelle de fin octobre et Leléon en tire une certaine fierté.
Sournoisement, Jules l’espionne au moment du semis des graines, dès les premières gelées passées. Il veut à tout prix découvrir le geste auguste du semeur.
Il cherche à savoir avec quel engrais secret naturel ils les coucounent, cela l’intrigue car plusieurs fois il l’a vu les arroser avec un jet d’urine, lui qui est diabétique !
Il le bigle, le lorgne dans tous ses faits et gestes. Et lorsque Leléon est parti, il saute la barrière de son jardin pour de visu faire des constats, tâter, sentir, tout comme Watson l’aurait fait avec sa loupe.
Il l’épie sans cesse.
Péniblement après la sieste sacrée, il grimpe sur l’échelle du grenier se faisant un passage au milieu des toiles d’araignées pour le zieuter encore et encore.
Et là, tout essoufflé il se sert d’une une chaise vermoulue pour observer sans être vu par la lucarne qui donne sur le jardin du Léon.
Jusqu'au jour où s’étant penché un peu plus, il glisse sur le toit moussu et atterrit droit direct sur la plus grosse des courges la rendant invendable.
Mais surtout le vieux Jules y perd la vie.
On l'enterre en grande pompe, chacun derrière le corbillard se demande ce qu’il est allé faire là-haut sous les combles.
Maintenant il est au cimetière situé à côté de leur jardin respectif. Le brave Léon, à chaque automne, vient déposer délicatement sur la tombe du vieux grincheux, avec une pensée émue, des fleurs de cucurbitacée, celles qui repoussent parfois à l’automne sans toutefois donner de fruit et qui font le bonheur des cuisiniers modernes s’en servant pour le décor de leurs assiettes faisant la réputation de leur restaurant 3 *
Jules se retourne alors dans sa tombe, toujours aussi désespéré de n’avoir pu percer le secret de Léon.