Un chien sans maître (Pascal)
En formation dans mon Service, je l’avais prise sous mon aile ; inconscient, c’est moi-même qui avais réclamé à mon chef, une présence féminine dans nos murs pour humaniser un peu notre travail devant les ordinateurs. Toute pimpante, quand elle a débarqué dans mon bureau, je ne savais pas à quel point elle allait bousculer ma vie. Comme une maladie sans remède et malgré l’insupportable différence d’âge, je suis tout de suite tombé amoureux d’elle…
Naturellement, pendant cet apprentissage, elle s’était rapprochée de moi comme une fille peut faire confiance à son père ; nous avions des connivences, des plans secrets, des retrouvailles autour d’un café en dehors des moments de pause ; on cassait le sucre en deux et on partageait la même cuillère. Elle me racontait ses week-ends, me montrait ses photos de soirées rétro, ses lunettes affreusement kitsch et, moi, j’écoutais ses gazouillis de jouvencelle. Ses pépiements étaient une douce musique rassérénante, un orchestre réjouissant et même si je n’écoutais pas tout, j’étais subjugué par la mélodie de ses trémolos enthousiastes…
Entre nos deux bises du matin, je respirais intensément les effluves de son aura ; j’étais alors un capitaine de vaisseau aux impressions sidérales ; je flottais dans son monde, entre le velouté de sa peau, le parfum de sa chair, le duvet de ses joues. Les quelques grains de beauté sur son visage, c’était ma carte au trésor. Ses yeux si bleus, son sourire si blanc, ses cheveux si blonds, c’était mon or. Elle était une admirable planète aux confins de mes songes les plus inespérés. Je gravitais autour, j’estimais mes chances de cosmonaute, je révisais mes plans d’alunissage…
Je crois qu’elle n’était pas dupe ; elle savait jouer de toute la panoplie de ses charmes de jeune femme, en appuyant ses sourires, en me regardant intensément, en lançant des allusions subjectives qui chaviraient mes sens tant je les traduisais avec émotion. Alors, immanquablement, je tombais dans ses yeux ; l’astre éblouissant de ses pupilles m’autorisait des baignades extraordinaires, je plongeais dans ce maelstrom bleuté et les papillotements de ses cils étaient des zéphyrs qui s’harmonisaient avec mes armées de soupirs…
C’était un Amour paradoxal. Je voulais toucher mes ambitions, boire au Calice, croire au Ciel, en sa magie, une dernière fois. Nonobstant son statut de femme mariée, je voulais la conquérir, la prendre dans mes filets, qu’elle tombe innocemment amoureuse de moi, de mon charme, de mon parfum, de mes cinquante ans, de ma voiture, et que sais-je encore ! Pourtant, j’avais peur de comparer mes rêves avec sa réalité ; j’avais peur d’être déçu et de tomber dans l’anonymat des gens qui n’aimeront plus ; j’avais peur de m’être trop découvert et d’avoir trop mis mon âme et mon cœur à nu devant l’égérie de mes plus beaux poèmes…
Les jours de son absence, j’étais un chien sans maître ; j’étais un simulacre d’humain perdu dans ce monde sans essence. J’étais à moitié mort, j’étais un zombi errant dans les couloirs, une âme en peine sous le joug de l’ennui. Je n’avais plus goût à rien, les paysages étaient sans couleur, les parfums sans attrait, les émotions sans relief. Les conversations des autres m’ennuyaient, je les trouvais stupides avec leurs bons mots pitoyables et leurs conclusions irrévocables.
Tel un papillon de nuit, j’étais définitivement pris dans sa toile ; si je me débattais, c’était seulement pour mieux souffrir de dépendance. Quand je rentrais chez moi, le soir, j’avais des étincelles dans les yeux, des frissons dans le corps, et je triturais mon clavier pour lui déclamer des madrigaux énamourés que je ne lui envoyais jamais…
Et puis, je m’en suis approché de trop près ; j’ai brûlé toutes mes chances contre cette étoile tellement brillante. Pourquoi ne suis-je pas resté à ma place d’amoureux transi ? Cette Ardeur platonique m’allait si bien ! Ce désespoir d’Amour remplissait mon encrier ! Moi, je ne demandais qu’à planer dans ses environs ; je voulais bronzer devant ses sourires, fermer les yeux devant ses soupirs, remplir nos silences avec plein de mots insensés comme des fleurs sauvages qu’on cueille par brassées d’allégresse !
Parfois, pendant sa formation, au jeu équivoque des chaises trop rapprochées, de la souris sur le tapis, nos genoux se heurtaient, nos mains s’effleuraient et j’étais un chat qui ronronnait ses caresses qui ne venaient jamais. Rougissants, on n’osait pas nous regarder mais l’écran entremetteur de l’ordinateur nous renvoyait notre image gênée…
Pourtant, j’ai demandé plus ; je ne pouvais plus me satisfaire des éblouissements de cet extraordinaire trésor qui blanchissaient mes nuits et noircissaient d’intrépides aventures amoureuses mes carnets intimes. Auprès de cette biche tellement séductrice, j’ai joué les audacieux, courant après sa fortune, dans une chasse à courre où j’étais le dernier des derniers ; mes appels de phare étaient lourds, déplacés, aveuglants, plus dérangeants que connivents. La chance ne m’a pas souri. La belle s’est refermée, elle s’est détournée, elle s’est éloignée. Elle m’a peut-être haï pour toute la confiance qu’elle avait placée en moi.
J’avais tué la poule aux œufs d’or ; celle qui enflammait ma passion et subjuguait ma raison. J’avais tout perdu : mon âme, ma conscience et ses sourires enjôleurs. Le mirage dans lequel je me complaisais s’était dissous à cause de mon imbécillité de vieux prince charmant à la manque. Désormais et à tout jamais, il me faudrait survivre avec cette solitude accaparante, tenter d’y peindre mes fantasmes, d’y embellir ces souvenirs, de bégayer des longues phrases, sertis de tendresse inaltérable, dans des prosodies désenchantées. Mélancolique, meurtri, triste, inconsolable, je suis parti à la retraite, j’ai déménagé, j’ai voulu tout oublier…
Parfois, à l’aube, elle vient butiner dans mes rêves de romanais ; Sur le trône de mes insomnies, entre l’Isère silencieuse et le Pré de Cinq Sous embrumé, elle s’installe, cette souveraine. Vérifiant son pouvoir, souriante et toujours sûre de son succès, elle se coiffe longuement dans la psyché de mes contemplations les plus adoratrices ; c’est un doux accablement, une brutale caresse, un affolement serein. Et, quand je veux la toucher, la serrer dans mes bras, l’embrasser, pour connaître enfin le goût de ses lèvres, elle disparaît en riant entre les volets… Quand je saurai reculer le petit jour, j’arriverai à l’apprivoiser…