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Le défi du samedi
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30 juillet 2016

Les reflets de réflexions (Pascal)


Vingt fois que je passe devant cette maudite fenêtre ! Rien de vivant ! Pas le moindre reflet rassérénant, pas la moindre ombre accompagnatrice, pas la moindre silhouette attentive ! L’absence de carreaux, me direz-vous ! Mais, pléthore de cartésiens assoupis, les vitres ne réfléchissent que ce que l’on veut bien y voir ! Tout n’y est qu’hypocrisie, poudre aux yeux, mensonges ! Où est le fringant jeune homme poussé par l’allant de son inconscience ? Où est donc ce preux Roméo de grande échelle, ce conquérant de belles dentelles, ce flambant tourtereau pour fragiles et farouches tourterelles ?... J’en suis venu à cette seule conclusion : je suis translucide ! Mieux ! « J’inexiste ! »…  
Remarquez, je m’en doutais un peu ; depuis quelque temps, rien n’est plus comme avant. Dans le miroir du matin, celui de la salle de bains, la rencontre est glaciale ; on se toise, on se grimace, on se cherche des nouvelles rides, des cheveux blancs, mais je ne me reconnais pas. Celui qui me regarde est un inconnu qui ne sait rien de moi…  

Depuis que j’ai vieilli, les glaces sont déformantes, le reflet est fallacieux ; pire, je suis laid pour moi et particulièrement transparent pour les autres. Quand je me regarde dans le miroir d’une fontaine, irrémédiablement, il se froisse, il se détourne, il se plisse à sa surface, sans même un souffle de zéphyr ; aujourd’hui, je vis dans la peau d’un personnage qui ne transporte plus ma substance hardie mais qui supporte le poids de mon âge. Chaque jour passant, cette pénible vérité se confirme ; je suis une apparence, un ectoplasme, une fiction de passé, que chasse un simple revers de main, un courant d’air balayeur…

J’ai plein d’exemples ! Tenez, j’étais chez ma dentiste, une petite jeunette aussi frêle qu’énergique ; après un vague bonjour, à l’accueil du cabinet, on m’a placé dans la salle d’attente. Je me reconnaissais dans les grands miroirs, c’était rassurant. Est arrivé un couple qui s’est installé dans les sièges à côté de moi ; c’était le genre tandem moderne, celui qui n’a plus besoin de se séduire pour entretenir la flamme de l’Amour.
Lui avait le teint halé, une barbe de trois jours, celle qui racle furieusement, des godasses qui laissaient entrevoir la plante de ses pieds si noirs que j’ai pensé qu’il marchait à côté de ses pompes, et des grands soupirs nerveux à désamorcer la clim du local.
Elle avait encore le visage avenant comme si son surpoids avait gommé ses premières rides ; au milieu de ses cernes, si elle avait les yeux verts, elle croisait et décroisait les jambes et les marques visibles sur ses genoux étaient deux tribords rougeoyants. Pour ce marin des tropiques, elle était le corps d’attache, pensais-je, en souriant…  
J’étais leur vitre déformante, c’est pour cela qu’ils ne me voyaient pas ; ces ingrats, ils réfutaient mes vérités de voyeur !...
Ils ont commencé à parler de choses qui ne me regardaient absolument pas ! Périodes de menstruation, gynécologue, meilleures positions « kamasoutresques », bébé, tout y passait ! J’ai pensé que je m’étais trompé d’étage et que j’étais dans la salle d’attente d’un médecin accoucheur ! J’avais beau tourner nerveusement les pages de mon magazine, ils ne s’en formalisaient pas ! Forcément, puisque je suis un simulacre !...
Quand ils ne se parlaient pas, ils jouaient avec leurs portables, ils s’envoyaient des textos ! Enfin, on l’a appelé, lui. Contre sa gueule de râpe, les petites mains d’artiste de ma jeune dentiste allaient souffrir. Ils se sont séparés comme s’il allait au peloton d’exécution ! Embrassades, je t’aime, regards mouillés ; oui, elle attendrait son retour, jusqu’au soir, s’il le faut…
Quand la porte s’est refermée, elle a repris son portable et s’est mise à jouer à un stupide jeu de bouboules ; frénétiquement, elle s’employait sur les touches du clavier comme si sa vie dépendait de son score. Les ding ding de son appareil me rendaient dingue ; c’est à ce moment que je me suis demandé si j’étais vraiment dans cette salle d’attente ou si ce n’était qu’une projection spectrale de ce mal de dent qui m’avait soufflé jusqu’ici ; ces miroirs ne devaient réfléchir que mon ombre souffrante… Pourtant, un peu plus tard, dans le fauteuil, ma douleur était bien réelle, de même que le sidéral devis de prothèse que ma jeune dentiste me collait sous les yeux…

Vous en voulez d’autres ? J’en ai plein et ils doivent ressembler aux vôtres ! Quand je porte mes fringues à repasser, au pressing, je les aurai dans quatre jours ; au quidam suivant, c’est dans deux ! Les rendez-vous chez le spécialiste ? Je n’ose même pas vous dire ! Je serai mort d’autre chose bien avant ! A la terrasse d’un bistrot, si je ne vais pas moi-même au comptoir réclamer mon café, personne ne vient s’enquérir de ma commande ! Au restaurant, c’est tout juste s’il ne faut pas que j’aille couper le pain pour re-remplir ma panière ! A la boulangerie, même les gosses me passent devant ! On me dit : « Il faut t’imposer… » Je veux bien affronter l’ennemi sur un champ de bataille, charger, la baïonnette au canon, mourir s’il le faut, mais pour une baguette ?!...
C’est simple, sur les passages protégés, je ne m’engage plus ; je suis sûr que les voitures ne me verront pas ! Je suis devenu un fantôme dans ce monde moderne ; je ne suis même pas sûr des reflets dans les vitrines des magasins.
Le voisin ? Il laisse gueuler son clébard toute la nuit comme s’il était tout seul dans le lotissement ! L’autre ? C’est sa pompe de piscine qui ronronne vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous ma fenêtre ! Celui d’en face ? Tous les matins, avant de partir au boulot, il fait tourner sa bagnole pendant un quart d’heure !...
Mais des terroristes, des qui vous sabotent la vie, il y en a plein ! Par savantes touches d’incivilité, d’impolitesse, de jalousie, d’hypocrisie, de méchanceté, ils vous laminent à petit feu ! Dans leur entendement de perfides saboteurs, les cheveux blancs sur ma tête, c’est peut-être un drapeau de la même couleur qui, implicitement leur signifie : « Pouce, je me rends, faites sans moi » ; alors, ils en profitent, ces salauds…

Ouais ! Un jour de sédition, je vais m’imposer à coups de chevrotine dans la gueule de tous ces cons du quartier ! « Pétage de plombs », on lira, dans les journaux attristés ; ce sera la grande lessive, plus sanglante que les faits divers, avec de l’hémoglobine plein la rue ! On fera venir Cazeneuve pour médailler les courageux policiers qui m’auront occis au bout de leurs flingues de tueurs d’élites et des enquêteurs orientés pour naturellement me trouver des accointances avec tel ou tel organisme révolutionnaire. Les apparences seront sauves et la fange humaine continuera de se déverser largement dans la mascarade générale…

Parce que je ne suis pas si transparent que cela ! Il suffit que je traverse la place pour qu’une gitane à l’haleine sans filtre ne veuille, à son prix, me visiter les lignes de la main ! Sorti de nulle part, comme s’il m’avait reconnu, c’est le mendiant qui me tend la sienne ! On me réclame des clopes ! Les tirelires de la Croix Rouge, des Chrétiens, de la Mucoviscidose, des Polios, des Sourds, me sautent dessus ! En mai, les vendeurs de muguet m’assaillent ! Les camelots du marché ne font leur laïus que dans mes yeux !...
Les Impôts, aussi, ne m’oublient pas. Pour quelques sportifs de banlieue, chaque jour, la ville entretient la pelouse du terrain de foot en face de chez moi. En plein été, à six heures du matin, le courageux jardinier tond son herbe, disperse ses engrais, manœuvre au gré de ses travaux. C’est bon d’entendre le moteur rugissant de son tracteur arpenter le champ pendant ces heures fraîches. Avec de la chance, on peut même voir l’irisation du premier soleil prisonnière dans les jets d’eau inondant copieusement son herbe. Après les matchs, les rues alentour sont remplies de canettes, de papiers gras, de paquets de clopes vides, et la Ville s’emploie à tout nettoyer avec célérité. Sur ce terrain, mes impôts locaux sont un bon placement… Ce même jour de rébellion, j’irai fumer cet engin de malheur ; le transparent va réapparaître dans un dernier sursaut de matérialisation…  

Ben non, on ne peut pas toujours aller se plaindre ! Imaginez !...

« Monsieur le policier, son chien a aboyé toute la nuit !... Je peux l’abattre ?... Non, pas le chien, le maître !… »

« Grosse conne, tu ne peux pas l’arrêter, ta merde de téléphone portable ?... Mais t’as quel âge ? Au bout de six mois, ton moutard, il sera plus intelligent que toi ! T’es sûre que tu veux un gosse ? T’as même pas fini de grandir !... »

« Dis-moi, ma mignonne arracheuse de dents préférée, tu m’as fait un devis comme si j’avais soixante-dix ratiches ! Ma bouche, ce n’est pas le hall d’exposition de tout ton savoir ! Alors, quand on est gamins, ces dents, il faut les entretenir coûte que coûte, surtout pour celui qui paie, et quand on est vieux, il faut les arracher au plus vite pour mettre des appareils à la place ! Sur ton devis, il y a plus de zéros que de la Terre à la Lune ! Quoi ? Comment ? C’est la Mutuelle qui mettra ce qui manque ?... Ha, les dentistes, c’est tous menteurs et compagnie et ma dernière dent… sera contre toi !... »

« Et ma main dans ta gueule, en pourboire, ça te dit ? Je vais te dessiner une ligne comac, du front jusqu’au menton, et tu pourras toujours te plaindre au Syndicat des Diseuses de Bonne Aventure ! Avec une balafre comme ça, t’auras droit aux places handicapés jusqu‘à ta retraite !... »

« Hé, voisin de merde, ta pompe de piscine à quatre sous, c’est un véritable supplice ! Je suis arrivé à te faire virer ton poulailler et sa puanteur abominable mais t’as mis du bruit à la place. Mais t’es un véritable conquérant, toi, un Jules César portugais, puisque tu t’appelles De Sousa. Tu t’agrandis en repoussant tes frontières ; t’as plus assez de ton jardin, sans vergogne, tu vas empiéter sur celui des autres avec de l’odeur ou avec du tapage. Monsieur le portos, le Vasco de Gama du dimanche, il est temps que tu comprennes que tu n’es pas en pays conquis… »

« Ma chemise, tu l’envoies en Chine pour la faire repasser ou quoi ? Toi aussi, un de ces quatre, je vais te mettre au pli… »

« Tu veux savoir où tu peux te la mettre, ta pile d’assiettes ?!... On commencera par la soupière, connard !...»

Je me vois bien gueuler à la terrasse du bistrot : « Un café, grognasse, et que ça saute !... » Au restaurant : « Il faut dévaliser une boulangerie pour avoir un bout de pain ?!... Oui, ben ton pourboire, je te le laisserai… en miettes !... » A l’hôtel de ville : « Avec mes impôts locaux, si chère madame le maire, tu ferais mieux de reboucher tous les trous de la rue ; on se croirait dans Beyrouth !... »

Oui, c’est drapeau blanc sur la tête, mais la guerre à l’intérieur… Il n’y a pas besoin d’être mort pour faire le fantôme… Depuis si longtemps, je crois plutôt que ce sont toutes ces vicissitudes journalières qui ont aspiré mon généreux conformisme sous ce déguisement désuet, cette enveloppe de vieux revenant fielleux ; c’est cet être acariâtre, désabusé, trompé, émoussé, fourbu, délavé, le reflet même de la salle de bains, qui se répand sur ce papier confession…

C’était quoi, le sujet du départ ? C’est fou comme le noir des carreaux manquants a des reflets de réflexion. Oui, je vais encore repasser devant cette fenêtre, on ne sait jamais…

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Commentaires
A
Et bien! J'avais manqué ce texte! Comment se fais-ce? Donc je répare l'oubli en disant ici tout le bien que je pense de ce bel écrit! Bravo!<br /> <br /> Alain André.
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B
heureusement qu'on est toujours beau dans les yeux de qui nous aime ! beau texte Pascal
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J
Que peut-on conseiller au narrateur ? Une teinture ? Un liftingue ?<br /> <br /> La Jouvence de l'abbé... Souris ? ;-)
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B
Waouh "c’est drapeau blanc sur la tête, mais la guerre à l’intérieur…"<br /> <br /> Je suis vraiment impressionnée par ton texte cher Mr Pascal <br /> <br /> Je n'ai malheureusement pas suffisamment de vocabulaire<br /> <br /> mais saches que j'ai vraiment beaucoup aimé te lire <br /> <br /> Bravo et Merci
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P
Merci au "Défi" d'avoir publié ce texte, même s'il est un peu long et s'il s'éloigne un peu trop du sujet. Il y a plus à dire d'un reflet qu'on ne voit pas que d'un omniprésent. ;) Et merci, lecteurs, pour vos commentaires sympas.
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J
Mais, pléthore de cartésiens assoupis, les vitres ne réfléchissent que ce que l’on veut bien y voir ! <br /> <br /> Dits tu......<br /> <br /> tu as bien raison!<br /> <br /> <br /> <br /> ma critiqueuse de palier n'y voit que de la poussière alors que je n'y voit que du ciel bleu <br /> <br /> <br /> <br /> J ai beau lui expliquer que Le cristal est un type de verre riche en plomb  pour partie seulement , elle n'y voit , dans son cerveau , que cette matière grise
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T
Je voulais citer quelques phrases que j'aime mais elles sont décidément toutes superbes ! Merci beaucoup pour cette lecture !
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J
La vieillesse est un naufrage, disait de Gaulle, mais pour toi, Pascal, c'est une superbe inspiration littéraire. Je crois bien que l'histoire de ton protagoniste ferait un bon film.
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