Superstition (Marco Québec)
C’est sur ce banc de parc que cette histoire a commencé.
Deux hommes y sont assis.
- Êtes-vous superstitieux?, demande l’homme aux yeux rougis.
- Je ne vous connais pas, répond l’autre.
- Je m’appelle Claude. Êtes-vous superstitieux?, redemande-t-il.
- Pourquoi me parlez-vous?
- Parce que vous êtes là et que je suis là.
- Ce n’est pas une raison.
- Pourquoi faudrait-il une raison?
- Je ne sais pas.
- Alors êtes-vous superstitieux?
- Pourquoi me demandez-vous cela?
- Pour engager la conversation, pour briser la solitude.
- Qui vous dit que je vis dans la solitude?
- Ce n’est pas ce que j’ai dit. Vivez-vous dans la solitude?
- Je ne suis pas superstitieux.
- Et vivez-vous dans la solitude?
- C’est possible. Et vous, êtes-vous superstitieux?, demande l’autre.
- Je ne sais pas.
- Pourquoi poser la question si vous ne savez même pas?
- Parce que
- Ce n’est pas une réponse.
- Vous savez ce qui s’est passé hier?
- Non, je ne sais pas.
- Si vous ne savez pas, c’est que vous vivez vraiment dans la solitude.
- Vous commencez à m’énerver avec ma solitude.
- Désolé, je ne veux pas vous énerver.
- Qu’est-ce qui s’est passé hier?
- Les attaques au Bataclan, dans les restaurants, comme chez Charlie Hebdo.
- Comme chez Charlie Hebdo?
- Oui, comme chez Charlie Hebdo, mais en plus gros, avec plus de morts et plus de sang.
- Non vraiment, je ne savais pas.
- Le Président a dit que c’était une déclaration de guerre.
- Ah! Les présidents et leurs grands mots.
- Et leurs grands chevaux.
- Oui, leurs grands chevaux… Mais pourquoi me demandez-vous si je suis superstitieux?
- Parce que c’est arrivé un vendredi 13.
- Ah bon!
- Ma petite-fille y était, dit Claude.
- Où ça?
- Au Bataclan.
- Est-elle blessée?
- Définitivement morte.
- Ah bon! Mais pourquoi vous me dites tout cela?
- À qui voulez-vous que je le dise?
- À vos amis, à votre famille.
- Je n’ai pas d’amis, je n’ai plus de famille.
- Ah bon!
- Cessez de dire « Ah bon! ».
- Vous aussi, vous vivez dans la solitude?
- C’est possible.
- Quel âge elle avait votre petite-fille?
- 21 ans.
- C’est tout jeune.
- C’est tout bête surtout de mourir à 21 ans.
- Peut-être.
- Comment ça « Peut-être » ?, réplique Claude.
- La mort est toujours bête. La violence aussi.
- La solitude aussi, ça peut être bête.
- Ah bon.
- Encore vos « Ah bon! ». Avez-vous soif?
- Pourquoi vous me demandez ça?
- Pour vous inviter à boire.
- Pourquoi?
- Pour que je sois un peu moins seul. Pour que vous soyez un peu moins seul. Pour que le monde soit un peu moins bête.