Les Petits Robins (Pascal)
Il y a des années, peut-être dans une autre vie, mon pote et moi, nous allions pêcher dans le vieux Rhône. Plutôt aguerris dans l’art de la capture de la truite, au début de l’hiver, nous ne dédaignions pas lancer nos appâts dans ces lônes poissonneuses. Cette traque statique était un véritable plaisir, une réelle immersion dans un environnement champêtre incomparable. Nous nous fondions dans l’ambiance bucolique en appréciant, chaque seconde, cette fantasia tellement sauvage.
De branche en branche, les petits oiseaux s’approchaient de nous, tout remplis de leur curiosité d’effrontés. Enhardis, à tire d’ailes et en clés de vol, ils nous déclamaient leurs ritournelles musicales comme des ténors aux jabots gonflés de sérénades pastorales.
Quand le vent du Nord s’en mêlait, on entendait craquer les hauts branchages des arbres environnants ; ils se laissaient dépouiller de leurs dernières feuilles et elles tombaient en confettis multicolores sur le plan d’eau. Ce n’était pas évident de nous concentrer sur nos bouchons lointains. Un rien nous taisait, tout nous intéressait. La Nature semblait se rapprocher de nous, ou bien c’est nous, qui nous invitions à son spectacle. Souvent, nous n’avions plus rien à raconter tant on se laissait embarquer par cette profusion de charme rural. On n’avait pas assez de nos deux yeux pour tout admirer ; on n’avait pas assez de nos deux oreilles pour tout écouter.
Quand un coup de vent venait la caresser, la surface de l’eau s’imprégnait de larges frissons aux soubresauts infinis ; l’échine de l’étang semblait tressaillir jusqu’aux berges des roseaux ballottés. Secouées aussi, les frondaisons s’enchifrenaient et mélangeaient leurs couleurs dans un brouet d’intenses sensations automnales. Entre deux soupirs de la Nature, l’étendue de l’étang reprenait sa posture figée de psyché. Narcisses, les nuages coquets se réfléchissaient en de belles contorsions moutonneuses, les traits des avions s’effilochaient lentement dans le ciel bleuté et des passages d’oiseaux furtifs semblaient pourtant planer sur le miroir, comme d’augustes patineurs insatiables.
Avec leurs assauts répétés dans la vase insondable, quelques poissons fouisseurs laissaient remonter des chapelets de bulles, des profondeurs. Nous espérions toujours que ce soit au plus près de notre bouchon. Tour à tour maquillées de clairs-obscurs ou éblouissantes, les ombres se reflétaient sur l’onde ou disparaissaient, happées par la lumière.
Les parfums étaient sensationnels ; vous savez, c’était ce genre de parfums qu’on stocke dans sa mémoire olfactive comme un trésor inestimable et qui sert d’étalon à toutes les autres odeurs à venir ; c’était ce genre d’effluves qui, quand on le retrouve au hasard de la vie, fait instamment chavirer son détenteur dans une espèce de bonheur intemporel. Les pierres humides, la mousse agrippée au sentier, les billes de bois morts, la boue écroulée des berges, les feuilles mouillées, tout ça, c’était dans le concert des senteurs. Ici et là, des toiles d’araignées tendues entre les hautes herbes s’irisaient aux timides rayons du soleil. Alourdies de gouttes de rosée matinales, c’était d’inextricables parures de diamants, des lourds colliers aux rangées de perles opalines, des falbalas frémissant de rubis, de saphirs et d’émeraudes. La Nature mettait à nos pieds tous ses trésors…
A l’heure du déjeuner, nous avions pris l’habitude de nous restaurer aux Petits Robins. Il fallait vraiment connaître l’endroit pour le retrouver ; on pouvait passer à dix mètres de la maison sans la voir, tellement elle appartenait au paysage. Non loin de notre lieu de pêche, c’était une auberge d’un autre temps, un restaurant qu’aucun dépliant publicitaire ne vantait, qu’aucune carte Michelin ne répertoriait.
Il ne faisait pas bien chaud au bord de l’eau ; c’est quand on rentrait dans la guinguette qu’on s’apercevait de nos mains glacées, de nos nez reniflant et de nos pieds gelés.
Dans l’âtre de la cheminée pétillait toujours un bon feu de bûches rougeoyantes ; ses crépitements irréguliers étaient la seule notion du temps passant. On aimait bien se frotter les mains devant cette chaleur de foyer.
Aux murs, c’était rempli de bricoles d’un autre siècle ; dans des cadres vieillots, il y avait des têtes de pêcheurs avec des moustaches en guidon de vélo ; au milieu de leurs sourires de dimanche, ils exhibaient au photographe leurs prises ; on reconnaissait des brochets, des carpes et des tanches. Poussiéreuses, des cannes à pêche en bambou refendu semblaient encore attendre une hypothétique touche ; à côté de la porte d’entrée, une antique lampe tempête essuyait les courants d’air du dehors tandis qu’une énorme gueule de poisson bâillait à s’en décrocher la mâchoire…
La tenancière, c’était une vieille dame encore bien portante. Quand la clochette de sa porte d’entrée tintait, elle sortait de derrière un rideau à petites bandes multicolores pour nous saluer et nous raconter en chantant son plat du jour. En catimini, mon pote et moi, nous l’appelions Franquette parce qu’il n’y avait jamais de menu affiché devant sa porte.
Toujours contente de voir du « monde », elle frottait cérémonieusement la nappe à petits carreaux rouge et blanc de la table où elle nous installait. Servis à l’emporte pièce, pâté, saucisson, jambon, cornichons dans leur bocal, beurre, pain croustillant, bouteille de rouge, c’était naturellement l’entrée.
Puis elle retournait en trottinant dans sa cuisine ; elle était peut-être une sorcière pour nous concocter des restes avec autant de talent. Nous, on profitait de cette torpeur doucereuse ; les miettes de pain couraient sur la table, le vin coulait dans nos verres, on souriait au présent de vivre tout ce bonheur si simple. La chanson du feu remplissait nos silences de félicité mais les parfums de la cuisine aiguisaient encore notre appétit de nemrod.
« A la fortune du pot ! », comme elle aimait claironner, quand elle apportait son plat de résistance à même le fait-tout. Elle nous servait copieusement, comme si nous étions ses enfants, et nous devions poser la main devant notre assiette pour qu’elle cesse ses transbordements affectifs.
La bonne Franquette avait des sourires d’autrefois, quand elle nous regardait manger ; c’était le temps de la guinguette florissante, connue dans toute la région. En fait, elle ne faisait plus restaurant depuis des années mais elle avait conservé ses clients par cette seule amitié de passé.
De note, il n’y en avait pas. C’est dans un antique pot à eau en plastique qu’on glissait nos deux billets, avant de partir. Sur le pas de la porte, on se disait au revoir, à la prochaine, à bientôt, avec quelques effusions de grands enfants retournant dans le monde. Dehors, la fraîcheur de l’après-midi cristallisait notre bien-être ; une sérénité intense nous baignait et des frissons bien plus violents que ceux courant sur l’étang nous submergeaient. C’était, il y a des années, peut-être… dans une autre vie…