Entre père et mère (Pascal)
Gamin, je vivais entre l’exaltation permanente de ma mère et le pragmatisme légendaire de mon père. Mes parents étaient deux esprits de contradiction perpétuellement en compétition. Quand elle ouvrait une porte, il disait aussitôt qu’un courant d’air allait la refermer en claquant ; quand elle étendait son linge, il allait pleuvoir ; quand elle partait faire ses courses, évidemment, on allait déjeuner en retard ; la soupe était toujours trop chaude ou trop froide, trop salée ou insipide. Comme un fait exprès, la porte claquait, il se mettait à pleuvoir, on mangeait tard…
Eternel insatisfait, rabat-joie, morose, j’ai rarement vu mon père sourire et encore moins s’esclaffer pendant une anecdote amusante. Les précieuses fois où il riait, il se mettait aussitôt à pleurer, comme pour s’excuser de cette dépense d’euphorie. Ce qu’il avait vécu pendant la guerre lui avait enlevé à tout jamais le goût du bonheur au quotidien. Héros médaillé de quelques faits d’armes sanglants, il n’en parlait jamais ; c’était ses blessures de l’intérieur, celles qui ne guérissent jamais. M’man ne se laissait pas faire ; elle aussi avait vécu son carcan de rudes privations pendant la débâcle.
Ce n’était pas évident de vivre au milieu de ces affrontements fréquents, ces joutes verbales aux adjectifs sans belle couleur, ou ces lourds silences de paix éphémères qui plombaient des heures de journée sans joie. Moi, je ne savais pas dans quel camp me situer ; sans condition, j’aimais les deux. J’étais partagé entre les rêves, l’imagination, les enchantements incessants de ma mère et la sagesse indolore, la justesse pondérée, le réalisme sécuritaire, celui du sombre parapluie qu’on n’oublie jamais, même quand il fait beau, de mon père.
Pourtant, je préférais parler du père Noël avec elle, plutôt qu’avec lui, parce que selon son humeur, ses réponses n’allaient pas forcément dans le sens de mes espérances de cadeaux. Plus tard, c’était pareil ; quand j’avais de mauvaises notes sur mon carnet, c’est à ma mère que j’en référais ; ses remontrances étaient encore des caresses de maman. Mon cœur balançait ; j’étais bousculé par d’intenses émotions paradoxales. Quand mon père m’emmenait à la chasse, les petits lapins des livres de contes étaient son gibier ; les grosses truites pêchées, il les cabossait sans façon contre un rocher pour que je puisse serrer dans mes bras Dame Nature.
Tout en bivalence, c’est dans cet environnement mouvant que j’ai grandi, entre des oscillations enthousiastes et désabusées, au rythme enjoué de secondes austères, au tempo fougueusement indifférent, entre Arcole et Bérézina. Aujourd’hui, mon vieux cœur bat encore de ses dernières pulsations aussi raisonnables… que passionnées…